Adobe : money, money, money

Adobe a annon­cé ses résul­tats du pre­mier tri­mestre. Ils étaient annon­cés bons, ils sont en fait excel­lents : le chiffre d’af­faires grimpe de 25 %, le béné­fice net bon­dit avec presque 200 % d’aug­men­ta­tion — de 85 M$ en 2015 à 254 M$ cette année ! Cela per­met à l’en­tre­prise d’an­non­cer un chiffre d’af­faires annuel de 5,8 G$ sur l’an­née fis­cale 2016, alors qu’elle n’an­non­çait “que” 5,7 G$ il y a six mois.

Comme l’an pas­sé, les abon­ne­ments Crea­tive Cloud sont la pre­mière source de cette crois­sance. C’est donc une double bonne nou­velle pour les action­naires : non seule­ment le reve­nu explose (le divi­dende par action serait de 50 ¢ pour le seul pre­mier tri­mestre, contre 17 ¢ au pre­mier tri­mestre 2015), mais il est rela­ti­ve­ment garan­ti. L’en­tre­prise annonce ain­si que 81 % de son chiffre d’af­faires est récur­rent, c’est-à-dire qu’il s’a­git d’a­bon­ne­ments (essen­tiel­le­ment le Crea­tive Cloud) qui devraient logi­que­ment être renou­ve­lés. Troi­sième bonne nou­velle pour l’ac­tion­naire : cela entraîne logi­que­ment le cours à la hausse, d’au­tant plus qu’A­dobe a rache­té envi­ron 1,5 mil­lion d’ac­tions, ce qui accroît le divi­dende indi­vi­duel et contri­bue à aug­men­ter la valeur de l’action.

Cours de l'action Adobe sur 5 ans. - schéma Goole
Cours de l’ac­tion Adobe sur 5 ans. — sché­ma Goole

On com­prend qu’A­dobe se réjouisse, de même que ses action­naires et les médias orien­tés finance. Mais est-ce une bonne nou­velle pour le monde de l’image ?

D’un côté, un détail est plu­tôt ras­su­rant : d’a­près IT espres­so, 30 % des sous­crip­teurs au Crea­tive Cloud n’é­taient pas préa­la­ble­ment des clients Adobe. Cela signi­fie qu’une bonne part de cette crois­sance vient de nou­veaux clients (séduits par l’in­té­gra­tion de l’en­semble des logi­ciels et d’un ser­vice réseau, les mises à jour immé­diates sans res­sor­tir le ché­quier, les accès directs à une large banque ico­no­gra­phique, ou que sais-je).

Lorsque l’a­bon­ne­ment au Crea­tive Cloud a rem­pla­cé l’a­chat de logi­ciels, nous crai­gnions que cela n’en­traîne à terme une aug­men­ta­tion du coût uni­taire — par exemple, ceux qui lais­saient pas­ser une ou deux ver­sions de la Crea­tive Suite entre deux achats allaient payer beau­coup plus en s’a­bon­nant. Si l’on com­pare l’ac­qui­si­tion de nou­veaux clients et l’ac­crois­se­ment de chiffre d’af­faire, il semble que ce cas de figure ne soit fina­le­ment pas si fré­quent et que le tarif par client n’ait pas explo­sé. Il est vrai que des offres plus acces­sibles ont été lan­cées entre-temps, notam­ment le “CC pour la pho­to”, n’in­cluant que Ligh­troom, Pho­to­shop et les ser­vices réseau pour 12 € par mois, qui a logi­que­ment dû atti­rer pas mal d’u­ti­li­sa­teurs mais faire bais­ser la dépense moyenne par tête.

D’un autre côté, l’ac­crois­se­ment rapide de la base d’u­ti­li­sa­teurs crée un autre pro­blème. Adobe est déjà consi­dé­ré comme un stan­dard de fac­to dans l’i­ma­ge­rie ; par exemple, l’im­mense majo­ri­té des astuces et tuto­riels publiés dans la presse concerne ses logi­ciels, au détri­ment des autres. Cette situa­tion domi­nante n’est pas seule­ment mau­vaise pour les autres édi­teurs, mais aus­si pour les uti­li­sa­teurs : d’une part, les clients de la concur­rence risquent de se retrou­ver sans sup­port lorsque celle-ci fer­me­ra (cas vécu récem­ment par les uti­li­sa­teurs d’Apple Aper­ture) ; d’autre part, un mono­pole est rare­ment bon pour le marché.

Un exemple simple : Came­ra Raw (et donc Ligh­troom et Pho­to­shop) per­met de déve­lop­per les fichiers bruts d’ap­pa­reils pho­to. Adobe domi­nait tran­quille­ment la situa­tion, Aper­ture ayant sa base d’u­ti­li­sa­teurs sans grand dan­ger. Puis vint DxO Optics­Pro, qui mon­tra en quelques mois qu’on pou­vait faire beau­coup mieux en matière de déma­tri­çage (notam­ment cor­rec­tion des aber­ra­tions) et de trai­te­ment d’i­mage (trai­te­ment du vignet­tage et de la dis­tor­sion en par­ti­cu­lier). Avec son rythme de déve­lop­pe­ment rapide, David secoua Goliath et les mises à jour sui­vantes de Came­ra Raw et de Ligh­troom furent beau­coup plus signi­fi­ca­tives que les pré­cé­dentes en matière de qua­li­té d’image.

AfterShot Pro 2.4 n'a toujours pas résolu son problème de moiré sur le dématriçage des capteurs X-trans.
After­Shot Pro 2.4 n’a tou­jours pas réso­lu son pro­blème de moi­ré sur le déma­tri­çage des cap­teurs X‑trans.

Dans un même ordre d’i­dée, le pre­mier sup­port de la matrice Fuji­film X‑trans chez Adobe était… Disons poli­ment per­fec­tible. Si Sil­ky­pix n’a­vait pas, à la même époque, pro­po­sé un logi­ciel qui four­nis­sait un excellent déma­tri­çage de ces appa­reils, qui sait com­bien de temps Adobe aurait atten­du avant de remettre son ouvrage sur le métier ? Ce n’est que ma convic­tion per­son­nelle, mais je pense que l’ex­cel­lence de Deve­lo­per Stu­dio (et des Jpeg d’o­ri­gine) a for­cé les autres édi­teurs à ne pas se conten­ter de “on sup­porte les Fuji” mais à réel­le­ment étu­dier le meilleur algo­rithme pos­sible pour ces cap­teurs bizarres. (L’ex­cep­tion à la règle est hélas Corel : After­Shot Pro gère les fichiers X‑trans depuis la ver­sion 2.1, mais l’ac­tuelle 2.4 est tou­jours à la traîne pour ce type d’appareil.)

Si le Crea­tive Cloud n’est pas le grand méchant visant à sou­ti­rer tou­jours plus d’argent, comme on pou­vait le craindre il y a quelques années, il reste un outil par lequel Adobe pour­rait de nou­veau se mettre en posi­tion d’i­gno­rer la concur­rence et de se repo­ser sur ses lau­riers. Et en cela, les nou­velles de ce début d’an­née, toutes excel­lentes qu’elles soient pour Adobe, ne le sont pas for­cé­ment pour l’en­semble des utilisateurs.