In memoriam Hilla Becher

Huit ans après Bernd, Hil­la Becher est à son tour morte same­di dernier.

Je n’ai jamais été un spé­cia­liste des pho­to­graphes (je sau­rais peut-être en citer une dizaine, guère plus) et encore moins de leurs œuvres. Les Becher font pour­tant par­tie des gens dont j’a­vais repé­ré les séries il y a un bon moment : d’a­bord parce que cha­cune de leurs pho­tos m’a­vait paru épou­van­ta­ble­ment naze, ensuite parce que leur œuvre est au contraire une réus­site monumentale.

Une pho­to des Becher, c’est naze. Oui, ne dit pas ça dans une chro­nique nécro­lo­gique, d’ha­bi­tude. Mais dans leur cas, c’est inévi­table : cha­cune de leurs pho­tos est une ode à la pla­ti­tude. Lumière plate, ciel gris, ombres dif­fuses don­nant un noir et blanc sans carac­tère, cadrage cen­tral et hori­zon­tal inébran­la­ble­ment sta­tique (des notions comme “fuyantes” et “tiers”, habi­tuel­le­ment consi­dé­rées comme essen­tielles à l’es­thé­tique, sont qua­si­ment absentes de leur œuvre), refus abso­lu de tout dyna­misme, l’ab­sence totale d’é­mo­tion domine : voir pas­ser une de leurs images ne donne géné­ra­le­ment qu’une envie, regar­der à côté si par hasard il n’y aurait pas du Riboud ou du Cahier qui traîne.

Tours d'extraction. photo Bernd et Hilla Becher
Tours d’ex­trac­tion. pho­to Bernd et Hil­la Becher

L’œuvre des Becher, c’est monu­men­tal. Car en fait, leur pau­vre­té artis­tique était la consé­quence logique d’une démarche docu­men­taire : pho­to­gra­phier de manière équi­table, uni­forme et régu­lière toute l’ar­chi­tec­ture indus­trielle d’Al­le­magne et d’ailleurs. Ils ont immor­ta­li­sé hauts-four­neaux, châ­teaux d’eau, acié­ries, mines, che­mi­nées et autres bâti­ments d’in­dus­trie avec la méti­cu­lo­si­té, la patience et l’a­char­ne­ment d’un ento­mo­lo­giste pré­pa­rant un tableau phy­lo­gé­né­tique. On ne regarde pas une pho­to des Becher, ça n’a aucun inté­rêt ; on en regarde six, quinze, cent, en voyant çà et là les qua­torze détails qui séparent un bâti­ment ordi­naire du bâti­ment ordi­naire sui­vant, les seize façons dif­fé­rentes de fixer un réser­voir au sol, la sur­pre­nante irré­gu­la­ri­té des colom­bages ou com­ment un simple treuil peut dis­tin­guer six silos par ailleurs semblables.

Il est tout de même arri­vé qu’ils sortent de leur obses­sion fron­tale pour pro­po­ser des pho­tos un peu plus clas­siques ; les cli­chés obte­nus, repré­sen­tant l’in­dus­trie aban­don­née, peuvent alors être obser­vés seuls et pré­fi­gurent un peu une cer­taine ten­dance de l’urbex.

Mais en véri­té, c’est un tra­vail de docu­men­ta­riste scien­ti­fique que les Becher ont accom­pli, bien plus que de pho­to­graphe clas­sique. Le résul­tat tranche radi­ca­le­ment avec le dis­cours habi­tuel sur la pho­to­gra­phie artis­tique vec­trice d’é­mo­tions, et finit par for­cer l’admiration.