Le test suprême des objectifs : qu’es aquo ?

Si vous sui­vez l’ac­tua­li­té pho­to, vous avez peut-être vu pas­ser un pro­jet de finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif inti­tu­lé “The ulti­mate test of lenses”. Leur idée : tes­ter les objec­tifs sur un banc, indé­pen­dam­ment de l’ap­pa­reil, pour “mesu­rer les per­for­mances RÉELLES des objec­tifs, afin que quel que soit votre appa­reil, vous puis­siez être cer­tain des performances”.

L’in­ten­tion est louable : en prin­cipe, si l’on connaît par­fai­te­ment les per­for­mances de l’ob­jec­tif, il n’y a plus qu’à inté­grer les carac­té­ris­tiques du cap­teur pour savoir à quoi s’at­tendre sur n’im­porte quel appareil.

J’ai­me­rais bien vivre en prin­cipe, tout y est plus simple. Mais sur Terre, c’est un peu différent.

MTF du Sony 24-70 mm GM à 24 et 70 mm, publiés hier par Roger Cicala. document Lensrentals/OlafOpticalTesting
MTF du Sony 24–70 mm GM à 24 et 70 mm, publiés hier par Roger Cica­la. docu­ment Lensrentals/Ola­fOp­ti­cal­Tes­ting

Cita­tion qui mérite qu’on s’y attarde : “nous n’u­ti­li­sons pas d’ap­pa­reil pho­to pour tes­ter les objec­tifs (comme tous les autres tests que vous pou­vez lire sur Inter­net)”, et la ver­sion plus détaillée de la FAQ : “les autres tests (DxO sur DPre­view, Ima­test) uti­lisent un appa­reil pho­to pour tes­ter les objec­tifs, mais de cette manière vous ne pou­vez pas mesu­rer les per­for­mances réelles des optiques”.

Pour­quoi s’y attarder ?

D’a­bord parce que c’est un men­songe. Il y a au moins un site qui publie régu­liè­re­ment des tests d’ob­jec­tifs réa­li­sés sur un banc optique : Lens­ren­tals. En tant que loueur, l’en­tre­prise avait besoin de tes­ter les objec­tifs pré­ci­sé­ment et indé­pen­dam­ment des appa­reils sur les­quels ils seraient mon­tés ; elle a donc fait réa­li­ser un banc spé­cia­le­ment pour le test, le diag­nos­tic et la cor­rec­tion des optiques, bap­ti­sé Olaf. Et son boss, Roger Cica­la, étant légè­re­ment hyper­ac­tif, il a beau­coup blo­gué sur le sujet et publie régu­liè­re­ment des courbes MTF issues d’O­laf, comme les deux ci-dessus.

Com­plé­ment utile : il ana­lyse et rela­ti­vise les courbes, et ajoute à l’oc­ca­sion des remarques sur la construc­tion et la fia­bi­li­té des objec­tifs, ce qui est par­fois aus­si impor­tant que la qua­li­té optique d’un exem­plaire neuf, j’y reviendrai.

Mais ce n’est pas tout. Cette pro­messe de mesure par­faite me paraît exa­gé­rée parce que le test d’un objec­tif ne donne qu’une indi­ca­tion très approxi­ma­tive de la réalité.

Le vrai truc passionnant à faire avec un banc MTF : les mesures de variation d'un exemplaire à l'autre du même modèle. document Lensrentals/OlafOpticalTesting
Le vrai truc pas­sion­nant à faire avec un banc MTF : les mesures de varia­tion d’un exem­plaire à l’autre du même modèle. docu­ment Lensrentals/OlafOpticalTesting

Pour nous autres, qui conseillons du maté­riel depuis des lustres, la notion de constance est connue depuis tout aus­si long­temps : tous les objec­tifs d’un même modèle, ni d’ailleurs d’une même série, ne sont pas iden­tiques. Cha­cun a ses propres défauts, un ali­gne­ment légè­re­ment dif­fé­rent, une aspé­ri­té qui traîne sur un verre, une couche de colle à l’é­pais­seur légè­re­ment aléa­toire. Et les for­mules optiques sont plus ou moins tolé­rantes aux petits défauts des len­tilles et de leur positionnement.

Un exemple célèbre chez les tes­teurs de reflex des années 2008–2010 ? Le Sony DT 18–55 mm pre­mière ver­sion. Lors du lan­ce­ment de l’α380, si ma mémoire est bonne, aux Numé­riques, nous avions eu des résul­tats cor­rects, mais cer­tains confrères l’a­vaient défon­cé. Au deuxième test d’un appa­reil équi­pé d’un objec­tif du même modèle, nous avons com­pris : c’é­tait un cul de bou­teille. Le troi­sième fut entre les deux, sans doute. En fait, ce caillou pro­po­sé en kit pour moins de 100 € avait de très larges varia­tions de qua­li­té d’un exem­plaire à l’autre.

Que votre test porte sur un appa­reil pho­to ou sur un banc, un seul exem­plaire ne per­met jamais de tirer de conclu­sion. En matière d’op­tique, je dis tou­jours que “l’ob­jec­tif tes­té vaut ceci ou cela”, mais je ne me pro­nonce sur le modèle qu’a­près en avoir vu pas­ser plu­sieurs ou en avoir dis­cu­té avec des confrères ayant tou­ché des exem­plaires dif­fé­rents (le Sam­sung 16–50 mm S, par exemple : je n’en ai tenu qu’un, mais tous les cama­rades qui en ont vu un autre ont tiré les mêmes conclu­sions, ce qui était bon signe).

Banc MTF ImageMaster Universal. Document Trioptics
Banc MTF Ima­ge­Mas­ter Uni­ver­sal. docu­ment Trioptics

Enfin, les mesures par­faites sur banc ne me suf­fisent pas, parce que l’ex­pé­rience montre que la per­for­mance optique pure n’est pas un excellent indi­ca­teur des capa­ci­tés de l’ob­jec­tif dans la vraie vie.

D’a­bord, elle ne tient pas compte des varia­tions de mon­tage. Comme dans tout pro­duit indus­triel, chaque fixa­tion a une tolé­rance, en par­ti­cu­lier la mon­ture sur l’ob­jec­tif, la mon­ture sur l’ap­pa­reil et le ver­rouillage de celle-là dans celle-ci. Ima­gi­nons que la tolé­rance de fixa­tion des mon­tures soit de 0,1°, et que l’ob­jec­tif et l’ap­pa­reil soient tous deux en limite de tolé­rance. Si la mon­ture de l’ob­jec­tif est bas­cu­lée de 0,1° vers la droite et celle de l’ap­pa­reil de 0,1° vers la gauche, elles vont s’an­nu­ler et ce couple objec­tif-appa­reil spé­ci­fique aura des per­for­mances par­faites, aus­si bonnes que l’ob­jec­tif seul sur son banc ; mais si les deux bas­cules sont dans le même sens, elles s’ad­di­tion­ne­ront et le chan­ge­ment d’axe de 0,2° obte­nu don­ne­ra des per­for­mances sen­si­ble­ment moins bonnes que celles d’un autre couple du même modèle d’ob­jec­tif sur le même modèle d’appareil.

Il y a éga­le­ment la ques­tion de la struc­ture du cap­teur, qui varie selon son type (les pho­to­diodes d’un Cmos BSI sont plus près de la sur­face que celles d’un Cmos clas­sique, ce qui joue sur la cap­ture des rayons mar­gi­naux et la dis­per­sion) et son assem­blage : épais­seur des filtres colo­rés, réseau de micro­len­tilles, pré­sence ou non d’un filtre infra­rouge, voire sim­ple­ment vitre de pro­tec­tion. Un objec­tif est conçu en tenant compte de ces élé­ments : par exemple, les objec­tifs Olym­pus et Pana­so­nic sont cal­cu­lés pour don­ner leur meilleur lors­qu’il y a envi­ron 4 mm de verre sur le cap­teur, alors que les Lei­ca ne pré­voient qu’en­vi­ron 1 mm. Sur un banc nu, cer­tains objec­tifs peuvent ain­si don­ner des per­for­mances bien moindres que celles qu’ils auront dans la vraie vie — il suf­fit par­fois d’a­jou­ter une lame de verre à la sor­tie pour retrou­ver des MTF bien plus dignes !

Et puis, comme je l’ai déjà évo­qué, la vie d’un objec­tif ne s’ar­rête pas à la sor­tie du car­ton. Sa vie sera une suc­ces­sion de chan­ge­ments de focale, de mises au point, de ran­ge­ments, d’ex­trac­tions, de chocs, de varia­tions de tem­pé­ra­tures, de mon­tages, de démon­tages. Sa baïon­nette et celle de l’ap­pa­reil pren­dront fata­le­ment un peu de jeu — oh, trois fois rien, une frac­tion de mil­li­mètre, mais qui s’a­jou­te­ra à la tolé­rance de base. Ses rampes, gui­dant les len­tilles mobiles lors du zoom et de la mise au point, vont s’u­ser. Des chocs vont écra­ser un peu une len­tille dans ses fixa­tions et entraî­ner un léger décen­tre­ment ou une minus­cule bas­cule de ce com­po­sant. Et à tout cela, la for­mule optique sera plus ou moins tolé­rante : cer­tains objec­tifs gardent des per­for­mances très proches de l’i­déal lorsque les petits acci­dents de la vie les dégradent, d’autres perdent très vite leur piqué au moindre déca­lage de n’im­porte quel élément.

Doit-on conclure que les bancs MTF ne servent à rien ?

Abso­lu­ment pas. Ce sont des outils idéaux pour diag­nos­ti­quer et mesu­rer les per­for­mances des objec­tifs, et eux seuls peuvent four­nir des don­nées fiables sur la varia­tion d’un objec­tif à l’autre sans la per­tur­ba­tion de l’ap­pa­reil pho­to (et de ses propres tolé­rances de fabrication).

En revanche, ces don­nées ne sont qu’un élé­ment indi­ca­tif, à prendre en compte par­mi d’autres. C’est ce que répète Cica­la à chaque fois qu’il publie des tests : les MTF, c’est impor­tant, mais ça ne per­met pas de dire quel objec­tif est le meilleur pour faire des pho­tos. Selon votre spé­cia­li­té, vous pour­rez même n’en avoir pas grand-chose à faire : pour un archi­tecte, une image moins piquée mais exempte de dis­tor­sion est lar­ge­ment pré­fé­rable, et si vous faites du por­trait, la dou­ceur du bokeh vous par­le­ra bien plus que la capa­ci­té à rendre net le moindre poil de moustache !

Je ne crache pas sur “le test suprême des objec­tifs” : leur ini­tia­tive peut être inté­res­sante et je vais la gar­der à l’œil. Des don­nées objec­tives sont tou­jours bonnes à prendre, sur­tout s’ils choi­sissent de tes­ter plu­sieurs exem­plaires de chaque objec­tif (ce qui ne semble pas pré­vu pour l’ins­tant, mais sait-on jamais), et l’in­ter­face qu’ils déve­loppent paraît pro­met­teuse (plus que les gra­phiques de Lens­ren­tals, qu’il faut être ingé­nieur pour analyser).

En revanche, jamais je ne consi­dé­re­rai que le test des per­for­mances pures de l’ob­jec­tif est un indi­ca­teur suf­fi­sant de sa qua­li­té photographique.