Le test suprême des objectifs : qu’es aquo ?
|Si vous suivez l’actualité photo, vous avez peut-être vu passer un projet de financement participatif intitulé “The ultimate test of lenses”. Leur idée : tester les objectifs sur un banc, indépendamment de l’appareil, pour “mesurer les performances RÉELLES des objectifs, afin que quel que soit votre appareil, vous puissiez être certain des performances”.
L’intention est louable : en principe, si l’on connaît parfaitement les performances de l’objectif, il n’y a plus qu’à intégrer les caractéristiques du capteur pour savoir à quoi s’attendre sur n’importe quel appareil.
J’aimerais bien vivre en principe, tout y est plus simple. Mais sur Terre, c’est un peu différent.
Citation qui mérite qu’on s’y attarde : “nous n’utilisons pas d’appareil photo pour tester les objectifs (comme tous les autres tests que vous pouvez lire sur Internet)”, et la version plus détaillée de la FAQ : “les autres tests (DxO sur DPreview, Imatest) utilisent un appareil photo pour tester les objectifs, mais de cette manière vous ne pouvez pas mesurer les performances réelles des optiques”.
Pourquoi s’y attarder ?
D’abord parce que c’est un mensonge. Il y a au moins un site qui publie régulièrement des tests d’objectifs réalisés sur un banc optique : Lensrentals. En tant que loueur, l’entreprise avait besoin de tester les objectifs précisément et indépendamment des appareils sur lesquels ils seraient montés ; elle a donc fait réaliser un banc spécialement pour le test, le diagnostic et la correction des optiques, baptisé Olaf. Et son boss, Roger Cicala, étant légèrement hyperactif, il a beaucoup blogué sur le sujet et publie régulièrement des courbes MTF issues d’Olaf, comme les deux ci-dessus.
Complément utile : il analyse et relativise les courbes, et ajoute à l’occasion des remarques sur la construction et la fiabilité des objectifs, ce qui est parfois aussi important que la qualité optique d’un exemplaire neuf, j’y reviendrai.
Mais ce n’est pas tout. Cette promesse de mesure parfaite me paraît exagérée parce que le test d’un objectif ne donne qu’une indication très approximative de la réalité.
Pour nous autres, qui conseillons du matériel depuis des lustres, la notion de constance est connue depuis tout aussi longtemps : tous les objectifs d’un même modèle, ni d’ailleurs d’une même série, ne sont pas identiques. Chacun a ses propres défauts, un alignement légèrement différent, une aspérité qui traîne sur un verre, une couche de colle à l’épaisseur légèrement aléatoire. Et les formules optiques sont plus ou moins tolérantes aux petits défauts des lentilles et de leur positionnement.
Un exemple célèbre chez les testeurs de reflex des années 2008–2010 ? Le Sony DT 18–55 mm première version. Lors du lancement de l’α380, si ma mémoire est bonne, aux Numériques, nous avions eu des résultats corrects, mais certains confrères l’avaient défoncé. Au deuxième test d’un appareil équipé d’un objectif du même modèle, nous avons compris : c’était un cul de bouteille. Le troisième fut entre les deux, sans doute. En fait, ce caillou proposé en kit pour moins de 100 € avait de très larges variations de qualité d’un exemplaire à l’autre.
Que votre test porte sur un appareil photo ou sur un banc, un seul exemplaire ne permet jamais de tirer de conclusion. En matière d’optique, je dis toujours que “l’objectif testé vaut ceci ou cela”, mais je ne me prononce sur le modèle qu’après en avoir vu passer plusieurs ou en avoir discuté avec des confrères ayant touché des exemplaires différents (le Samsung 16–50 mm S, par exemple : je n’en ai tenu qu’un, mais tous les camarades qui en ont vu un autre ont tiré les mêmes conclusions, ce qui était bon signe).
Enfin, les mesures parfaites sur banc ne me suffisent pas, parce que l’expérience montre que la performance optique pure n’est pas un excellent indicateur des capacités de l’objectif dans la vraie vie.
D’abord, elle ne tient pas compte des variations de montage. Comme dans tout produit industriel, chaque fixation a une tolérance, en particulier la monture sur l’objectif, la monture sur l’appareil et le verrouillage de celle-là dans celle-ci. Imaginons que la tolérance de fixation des montures soit de 0,1°, et que l’objectif et l’appareil soient tous deux en limite de tolérance. Si la monture de l’objectif est basculée de 0,1° vers la droite et celle de l’appareil de 0,1° vers la gauche, elles vont s’annuler et ce couple objectif-appareil spécifique aura des performances parfaites, aussi bonnes que l’objectif seul sur son banc ; mais si les deux bascules sont dans le même sens, elles s’additionneront et le changement d’axe de 0,2° obtenu donnera des performances sensiblement moins bonnes que celles d’un autre couple du même modèle d’objectif sur le même modèle d’appareil.
Il y a également la question de la structure du capteur, qui varie selon son type (les photodiodes d’un Cmos BSI sont plus près de la surface que celles d’un Cmos classique, ce qui joue sur la capture des rayons marginaux et la dispersion) et son assemblage : épaisseur des filtres colorés, réseau de microlentilles, présence ou non d’un filtre infrarouge, voire simplement vitre de protection. Un objectif est conçu en tenant compte de ces éléments : par exemple, les objectifs Olympus et Panasonic sont calculés pour donner leur meilleur lorsqu’il y a environ 4 mm de verre sur le capteur, alors que les Leica ne prévoient qu’environ 1 mm. Sur un banc nu, certains objectifs peuvent ainsi donner des performances bien moindres que celles qu’ils auront dans la vraie vie — il suffit parfois d’ajouter une lame de verre à la sortie pour retrouver des MTF bien plus dignes !
Et puis, comme je l’ai déjà évoqué, la vie d’un objectif ne s’arrête pas à la sortie du carton. Sa vie sera une succession de changements de focale, de mises au point, de rangements, d’extractions, de chocs, de variations de températures, de montages, de démontages. Sa baïonnette et celle de l’appareil prendront fatalement un peu de jeu — oh, trois fois rien, une fraction de millimètre, mais qui s’ajoutera à la tolérance de base. Ses rampes, guidant les lentilles mobiles lors du zoom et de la mise au point, vont s’user. Des chocs vont écraser un peu une lentille dans ses fixations et entraîner un léger décentrement ou une minuscule bascule de ce composant. Et à tout cela, la formule optique sera plus ou moins tolérante : certains objectifs gardent des performances très proches de l’idéal lorsque les petits accidents de la vie les dégradent, d’autres perdent très vite leur piqué au moindre décalage de n’importe quel élément.
Doit-on conclure que les bancs MTF ne servent à rien ?
Absolument pas. Ce sont des outils idéaux pour diagnostiquer et mesurer les performances des objectifs, et eux seuls peuvent fournir des données fiables sur la variation d’un objectif à l’autre sans la perturbation de l’appareil photo (et de ses propres tolérances de fabrication).
En revanche, ces données ne sont qu’un élément indicatif, à prendre en compte parmi d’autres. C’est ce que répète Cicala à chaque fois qu’il publie des tests : les MTF, c’est important, mais ça ne permet pas de dire quel objectif est le meilleur pour faire des photos. Selon votre spécialité, vous pourrez même n’en avoir pas grand-chose à faire : pour un architecte, une image moins piquée mais exempte de distorsion est largement préférable, et si vous faites du portrait, la douceur du bokeh vous parlera bien plus que la capacité à rendre net le moindre poil de moustache !
Je ne crache pas sur “le test suprême des objectifs” : leur initiative peut être intéressante et je vais la garder à l’œil. Des données objectives sont toujours bonnes à prendre, surtout s’ils choisissent de tester plusieurs exemplaires de chaque objectif (ce qui ne semble pas prévu pour l’instant, mais sait-on jamais), et l’interface qu’ils développent paraît prometteuse (plus que les graphiques de Lensrentals, qu’il faut être ingénieur pour analyser).
En revanche, jamais je ne considérerai que le test des performances pures de l’objectif est un indicateur suffisant de sa qualité photographique.