L’art du rétro-pédalage
|La communication est un art délicat. Surtout pour les entreprises modernes, pour qui “communiquer” veut essentiellement dire “convaincre les gens d’acheter nos produits”. Cette semaine, c’est la branche britannique de Sony UK qui en a fait l’exemple — ce n’est ceci dit pas un cas unique, loin s’en faut : je crois que c’est arrivé à tout le monde, c’est juste le premier exemple que je vois passer depuis que je n’ai plus de “devoir de réserve”.
Tout commence avec des utilisateurs qui demandent, en gros, quand arrive le très attendu successeur de l’α99. Un premier, sur Facebook, le 24 septembre :
Quelqu’un peut-il vérifier si le système sony alpa en monture A a été arrêté, […] Rien qu’une simple note si un appareil 24×36 mm en monture A doit être annoncé ou même juste oui ou non aurons-nous la moindre nouvelle dans le prochain mois.
(J’ai essayé de respecter la syntaxe “Je suis sur Facebook donc c’est pas grave si je massacre la grammaire” du message original en anglais. NdT)
Le second, sur Twitter jeudi dernier :
@SonyUK pourquoi si difficile d’avoir une réponse à ma question : le développement de boîtiers en monture A est-il mort ?
(Où l’on remarque que certains respectent mieux la grammaire en 140 caractères que d’autres en un paragraphe. NdT)
Sans doute suite à ce second message, le community manager de Sony Royaume-Uni se réveille et répond, à la fois sur Twitter et Facebook, en substance :
Nous n’avons pas d’appareils 24×36 mm en monture A en projet. Nous conseillons notre gamme Alpha 7, qui est 24×36 mm et qualité remarquable. C’est une monture E mais, avec un adaptateur, les objectifs en monture A peuvent être utilisés.
(Et oui, la gamme est qualité remarquable : “Alpha 7 range is […] outstanding quality”, vérifiez par vous-mêmes. NdT)
La réaction des internautes est totalement prévisible et épouvantablement banale : pleurer le non-lancement d’un α99 II.
Il faut dire que l’α99 est une belle réussite, malgré l’absence de flash intégré, et que Sony a montré pouvoir l’améliorer çà et là. En particulier, un tout nouveau système autofocus est apparu l’an passé sur l’α77 II, une tuerie sur sujets mobiles — le module à 19 points de l’α99 fonctionne bien, mais un appareil de ce niveau mériterait de recevoir ce que la marque sait faire de mieux. L’α99 a également quelques atouts à faire valoir en vidéo, notamment sa molette de réglages silencieux absolument géniale, qui irait tellement bien avec une petite mise à jour électronique permettant de filmer en 4K…
Que Sony annonce purement et simplement, au détour de commentaires sur les réseaux sociaux, ne plus avoir de projet d’appareil en monture A est donc un choc. Ça n’est pas forcément illogique mais, trente ans tout juste après le lancement du Minolta 7000, les utilisateurs auraient sans doute préféré avoir un anniversaire en forme de boîtier réunissant le summum des capacités de la marque, quitte à ce que cela soit son chant du cygne.
Hier et ce matin, marche arrière toute : Sony reprend la parole.
Nous nous excusons pour tout malentendu. Nous ne commentons pas les futurs produits mais nous sommes totalement engagés dans la catégorie de la monture A et continuons le développement de produits.
Bien.
Je veux pas dire, mais c’est exactement ce qu’il ne faut jamais faire.
Premier point : Sony ne commente pas, mais de fait, commente. Deux fois.
Deuxième point : ses deux commentaires sont évidemment contradictoires. “Nous n’avons pas d’appareil 24×36 mm en monture A en projet” et “nous continuons le développement de produits”, à quatre jours d’écart, ça fait forcément tousser.
Troisième point : lorsque des clients demandent une information, il y a toujours beaucoup plus à perdre à ne pas communiquer clairement qu’à annoncer l’abandon d’un produit. Aujourd’hui, Sony a le droit de dire “nous arrêtons la monture A, l’avenir est à la monture E, nous assurons la rétro-compatibilité aussi longtemps que nécessaire pour nos utilisateurs équipés” : il est évident depuis deux ans que l’avenir est à l’hybride. Sony est la seule marque à avoir abandonné les viseurs optiques sur ses reflex ; elle est également la seule à disposer d’hybrides 24×36 mm, et l’une des premières à avoir proposé des systèmes autofocus susceptibles de convenir même aux photographes de sport (même si dans ce domaine, son arme de pointe reste un reflex, l’α77 II). En revanche, ce “non mais en fait oui je sais pas” finit forcément, dans l’esprit de l’utilisateur d’α99, par motiver un “okay, je vais chez Canikon, au moins avec les EOS 5D et D750, on sait où ils vont”.
Quatrième point, essentiel : Sony peut tout aussi bien dire “désolé, rien en 2015, mais on aura quelque chose en 2016”. Mais il faut le dire maintenant. Pas en 2016, même pas à Noël, maintenant.
Oui, ce point mérite une explication. L’α900, premier reflex numérique 24×36 mm en monture A, est né en 2008 (je m’en souviens bien, j’avais traumatisé leur directeur commercial de l’époque avec une question sur le viseur), suivi par une déclinaison légèrement moins chère. Son vrai remplaçant, l’α99, premier 24×36 mm à visée électronique et toujours en monture A, est né fin 2012. Il existe plein de pistes aujourd’hui pour améliorer l’α99 : Sony a de nouveaux capteurs plus efficaces, de l’électronique de traitement beaucoup plus performante, un viseur plus large, des connexions sans fil pratiques, et comme je l’ai déjà dit un module autofocus largement revu. La marque peut aisément lancer un ou plusieurs boîtiers à très hautes performances, qui auraient nombre d’avantage sur les hybrides α7 (prise en main avec des téléobjectifs, autofocus continu, prises et connexions, et vraie batterie capable de tenir un peu plus longtemps !).
Téléobjectif, autofocus, autonomie : oui, c’est la triplette idéale d’un boîtier de sport. Et la bonne période pour lancer un boîtier de sport, c’est quelques mois avant des jeux olympiques ou une coupe de football. Devinez quoi ? Il y a un championnat d’Europe de football en juin-juillet et des jeux olympiques en août 2016.
Je ne suis pas dans les secrets de Sony (c’est le moins que l’on puisse dire), mais le timing naturel de la série, après les α900/850 et α99, plaide pour un remplacement au premier semestre 2016, période également idéale pour un 24×36 mm avec un autofocus de référence, en prévision des événements de l’été. Si Sony doit lancer un boîtier, ce moment-là serait parfait.
Supposons une seconde que l’α99 II soit effectivement dans les tuyaux. Est-il possible que Sony Royaume-Uni ne soit pas au courant du lancement, justifiant la négation du community manager ? Là encore, je ne suis pas dans le secret, mais d’après ce que j’ai compris de la communication entre maisons-mères japonaises et filiales européennes, oui, c’est possible. J’ai déjà vu, pas forcément chez Sony, des chefs produits à qui je posais une question me répondre “ben on va l’allumer et vérifier, parce que j’en sais rien, je l’ai vu pour la première fois il y a trois jours et ça fait moins d’un mois que j’ai appris son existence”.
Mais on en revient au vrai problème : aujourd’hui, les atermoiements, les fausses réponses niées quelques jours plus tard, les dénégations et les hésitations font sans doute plus de mal à l’image d’une marque qu’une décision expliquée et assumée. Ici, on parle de l’éventuel remplacement d’un produit ; mais le même constat a été fait suite à des soucis techniques (les emblématiques “oui y’a un problème, non y’a pas de problème, ah ben finalement si” des Nikon D600 et des Canon EOS-1D Mk III par exemple). Nous sommes de plus en plus noyés dans la communication d’entreprise, alors même que des outils comme les réseaux sociaux nous font espérer un échange plus simple et plus direct avec les marques.
Nikon a retenu la leçon : lorsque le D750 a eu des fuites de lumière, elle a immédiatement reconnu leur existence, évalué la situation et lancé un programme de correction pour les appareils concernés. Aujourd’hui, Sony doit faire de même : reprendre le fil de discussion et dire clairement si, oui ou non, l’α99 aura un successeur — et si oui, à quelle date approximative ; si non, pourquoi et avec quel suivi pour les possesseurs d’objectifs motorisés par le boîtier, incompatibles avec les α7 même avec adaptateur.