Crier “fake !”… et se planter
|Sur Internet, on trouve de tout. On trouve la preuve que Renaud a fumé avec Brel et Brassens, que j’ai un frère jumeau qui a gardé ses cheveux et que les Canadair volent vraiment au ras des gens.
Ce dernier cas est très intéressant, parce que je suis le groupe Facebook dédié aux pilotes de la Sécurité civile, sur lequel on voit passer beaucoup de photos de ce genre (ou d’autres également spectaculaires). Heureusement, de nos jours, les gens, on la leur fait pas, et ils ont des yeux bioniques leur permettant de repérer les images retouchées, les montages sophistiqués, bref, les faux graphiques en tout genre — et ainsi d’avertir leurs concitoyens grâce au message convenu, “fake !”, car leur anglais est d’une grande subtilité.
Ça donne des conversations comme ça.
Des échanges dans ce genre, on en trouve à foison. J’ai retenu ces deux-ci parce qu’il y a un phénomène intéressant : à chaque fois, quelqu’un explique d’où vient l’image, et un autre lui réplique que c’est un montage. Dans le cas de la photo de Tokunaga, c’est très intéressant parce que Bastien est pilote de Bombardier 415, intervenant régulièrement en tant que tel dans le groupe et clairement connu des membres ; les deux réponses qui suivent immédiatement son commentaire parlent pourtant de montage. (J’ai aussi laissé la réponse d’un autre pilote, qui a participé à la manœuvre et est “un peu” connu lui aussi.)
Dans le cas de celle de Royon, on a également une réaction constructive : quelqu’un partage une vidéo dont des séquences sont prises au même endroit et montrent la même chose — des Canadair passant à basse hauteur au-dessus du pont. Là encore, on répond dans la foulée que l’avion aurait été ajouté.
Observer l’image
Commençons par signaler que les données Exif ne nous aideront pas : l’image a, je pense, été numérisée — la granulation, en pleine taille, rappelle furieusement les pellicules. Inutile donc de chercher si la date, l’heure ou les informations de prise de vue correspondent.
Les arguments apportés par les accusateurs sont toujours peu ou prou les mêmes :
- c’est pas possible pour un avion de passer à cette hauteur en toute sécurité ;
- les gens regardent ailleurs, alors que si un Canadair passait à cette hauteur ils le regarderaient !
Dans les deux cas, cela vient d’un même problème : la position de l’appareil est mal évaluée.
La plupart des observateurs estiment que le fuselage est au-dessus du camion, voire plus près. Ce n’est pas le cas. Son ombre est entre les deux camions ; or, les ombres des autres éléments sont quasiment parallèles à l’axe de l’avion — ce qui peut également être remarqué sur celle du stabilisateur, qui s’étend tout droit sur toute la hauteur du fuselage. Pélican 44 passe donc entre les camions, peu ou prou au milieu.
Vous voulez jouer à estimer les distances ? Regardez les marquages routiers. Il y a au moins six pointillés centraux entre le camion au premier plan et le photographe ; ce type de marquage alterne traits de trois mètres et vides de 1,33 m. Total : 26 m, et c’est une estimation basse. Elle colle plutôt bien avec le marquage latéral : un bon grand trait, sachant que dans ce cas ce sont normalement des bandes de 20 m et des trous de 6 m. Selon la même méthode, il y a une soixantaine de mètres entre les deux camions. Le bombardier passe donc à une soixantaine de mètres du photographe, au bas mot, ce qui explique le regard peu incliné des spectateurs : en fait, ils regardent bien l’appareil, mais celui-ci est très loin d’être au-dessus d’eux.
Pour estimer sa hauteur, il suffit de prendre sa position et de comparer avec un repère quelconque, largeur de la route (environ 6 m) ou hauteur des camions (environ 3,5 m) ; dans tous les cas, on tombe sur une dizaine de mètres. C’est pas énorme, mais c’est raisonnable.
La détection automatique…
Pour ceux qui ont des doutes, il peut être intéressant d’employer des outils comme FotoForensics ou Forensically, qui permettent d’analyser une image. Ceux librement accessibles ne sont pas du niveau de Tunsgtène, mais ils ne sont pas non plus au même prix.
Il faut évidemment jouer avec les curseurs pour essayer de faire ressortir les différents phénomènes visés. Mais sur cette image, jamais l’avion ne se distingue clairement, par sa structure, d’autres éléments similaires (comme les camions). On note également un marquage en carreaux assez prononcé ; j’ignore sa source, mais j’imagine qu’il peut s’agir d’une interférence due au scanner.
Comparons avec une photo montée, dont j’ai mis le lien plus haut. (Oui, pour ceux qui ont un doute, c’est bien un montage : c’est Léo Ferré que Brel et Brassens ont rencontré, Renaud avait 16 ans et autre chose à faire, et c’est Jean-Pierre Leloir qui a pressé le déclencheur.)
Sur l’image du bruit (à droite), on voit que la tête de Renaud ne suit pas celles des autres : son comportement se rapproche plus de la table. Ça n’est pas normal. Sur les niveaux d’erreur (à gauche), elle ressort encore mieux. Vous noterez également un motif étrange en haut à gauche : si vous retrouvez l’original, vous constaterez que c’est la signature de l’auteur qui a été effacée.
À ce stade, une chose est sûre : le Bombardier 415 n’a pas été pioché sur une image différente et collé là pour faire joli. À moins que…
Les limites de l’automatique
En fait, ces systèmes d’analyse sont loin d’être parfaits. Ils peuvent détecter certaines retouches : s’il y a un truc qui ressort, comme la tête du petit Séchan, on sait qu’il n’était pas là (ou qu’il a été sévèrement retouché). Mais la réciproque n’est pas garantie.
Il m’a fallu une petite heure pour faire cette image. Pas besoin d’être un génie pour savoir que ce Cessna n’est pas là : outre que le survol de Paris est interdit à cette hauteur, l’ombre de l’aile sur le fuselage indique un fort soleil, tandis que le reste de l’image montre un ciel voilé et une brume urbaine.
Mais à l’analyse, il faudra un œil d’aigle pour voir que, pour une plage de réglages très précis uniquement, le niveau d’erreur sur l’avion est plus élevé que sur la tour Eiffel ; et à partir du bruit, je mets au défi quiconque d’affirmer que l’appareil n’a pas été photographié en même temps que la tour. Le truc, c’est que les deux images sources étaient au même niveau d’agrandissement (si je réduis le Cessna avant de le coller, il est plus facile de trouver des réglages qui le feront ressortir), qu’elles sortent du même appareil et qu’elles ont été enregistrées au même taux de compression Jpeg.
Tout le problème de l’analyse, c’est donc qu’elle est à sens unique : elle peut détecter un montage, mais pas garantir qu’il n’y en a pas.
Ceci dit, les retouches faites sur les photos en ligne sont en général suffisamment brutales pour ressortir : si une image paraît propre quels que soient les réglages que vous faites sur Forensically, vous pouvez présumer qu’elle est vraie à moins d’avoir de sérieux indices contre.