Crier “fake !”… et se planter

Sur Inter­net, on trouve de tout. On trouve la preuve que Renaud a fumé avec Brel et Bras­sens, que j’ai un frère jumeau qui a gar­dé ses che­veux et que les Cana­dair volent vrai­ment au ras des gens.

Ce der­nier cas est très inté­res­sant, parce que je suis le groupe Face­book dédié aux pilotes de la Sécu­ri­té civile, sur lequel on voit pas­ser beau­coup de pho­tos de ce genre (ou d’autres éga­le­ment spec­ta­cu­laires). Heu­reu­se­ment, de nos jours, les gens, on la leur fait pas, et ils ont des yeux bio­niques leur per­met­tant de repé­rer les images retou­chées, les mon­tages sophis­ti­qués, bref, les faux gra­phiques en tout genre — et ain­si d’a­ver­tir leurs conci­toyens grâce au mes­sage conve­nu, “fake !”, car leur anglais est d’une grande subtilité.

Ça donne des conver­sa­tions comme ça.

photos Katsuhiko Tokunaga et Michel Royon
pho­tos Kat­su­hi­ko Toku­na­ga et Michel Royon

Des échanges dans ce genre, on en trouve à foi­son. J’ai rete­nu ces deux-ci parce qu’il y a un phé­no­mène inté­res­sant : à chaque fois, quel­qu’un explique d’où vient l’i­mage, et un autre lui réplique que c’est un mon­tage. Dans le cas de la pho­to de Toku­na­ga, c’est très inté­res­sant parce que Bas­tien est pilote de Bom­bar­dier 415, inter­ve­nant régu­liè­re­ment en tant que tel dans le groupe et clai­re­ment connu des membres ; les deux réponses qui suivent immé­dia­te­ment son com­men­taire parlent pour­tant de mon­tage. (J’ai aus­si lais­sé la réponse d’un autre pilote, qui a par­ti­ci­pé à la manœuvre et est “un peu” connu lui aussi.)

Dans le cas de celle de Royon, on a éga­le­ment une réac­tion construc­tive : quel­qu’un par­tage une vidéo dont des séquences sont prises au même endroit et montrent la même chose — des Cana­dair pas­sant à basse hau­teur au-des­sus du pont. Là encore, on répond dans la fou­lée que l’a­vion aurait été ajouté.

Observer l’image

Com­men­çons par signa­ler que les don­nées Exif ne nous aide­ront pas : l’i­mage a, je pense, été numé­ri­sée — la gra­nu­la­tion, en pleine taille, rap­pelle furieu­se­ment les pel­li­cules. Inutile donc de cher­cher si la date, l’heure ou les infor­ma­tions de prise de vue correspondent.

Les argu­ments appor­tés par les accu­sa­teurs sont tou­jours peu ou prou les mêmes :

  • c’est pas pos­sible pour un avion de pas­ser à cette hau­teur en toute sécurité ;
  • les gens regardent ailleurs, alors que si un Cana­dair pas­sait à cette hau­teur ils le regarderaient !

Dans les deux cas, cela vient d’un même pro­blème : la posi­tion de l’ap­pa­reil est mal évaluée.

La plu­part des obser­va­teurs estiment que le fuse­lage est au-des­sus du camion, voire plus près. Ce n’est pas le cas. Son ombre est entre les deux camions ; or, les ombres des autres élé­ments sont qua­si­ment paral­lèles à l’axe de l’a­vion — ce qui peut éga­le­ment être remar­qué sur celle du sta­bi­li­sa­teur, qui s’é­tend tout droit sur toute la hau­teur du fuse­lage. Péli­can 44 passe donc entre les camions, peu ou prou au milieu.

photo Michel Royon / Wikimedia Commons, CC0
pho­to Michel Royon / Wiki­me­dia Com­mons, CC0

Vous vou­lez jouer à esti­mer les dis­tances ? Regar­dez les mar­quages rou­tiers. Il y a au moins six poin­tillés cen­traux entre le camion au pre­mier plan et le pho­to­graphe ; ce type de mar­quage alterne traits de trois mètres et vides de 1,33 m. Total : 26 m, et c’est une esti­ma­tion basse. Elle colle plu­tôt bien avec le mar­quage laté­ral : un bon grand trait, sachant que dans ce cas ce sont nor­ma­le­ment des bandes de 20 m et des trous de 6 m. Selon la même méthode, il y a une soixan­taine de mètres entre les deux camions. Le bom­bar­dier passe donc à une soixan­taine de mètres du pho­to­graphe, au bas mot, ce qui explique le regard peu incli­né des spec­ta­teurs : en fait, ils regardent bien l’ap­pa­reil, mais celui-ci est très loin d’être au-des­sus d’eux.

Pour esti­mer sa hau­teur, il suf­fit de prendre sa posi­tion et de com­pa­rer avec un repère quel­conque, lar­geur de la route (envi­ron 6 m) ou hau­teur des camions (envi­ron 3,5 m) ; dans tous les cas, on tombe sur une dizaine de mètres. C’est pas énorme, mais c’est raisonnable.

La détection automatique…

Pour ceux qui ont des doutes, il peut être inté­res­sant d’employer des outils comme Foto­Fo­ren­sics ou Foren­si­cal­ly, qui per­mettent d’a­na­ly­ser une image. Ceux libre­ment acces­sibles ne sont pas du niveau de Tunsg­tène, mais ils ne sont pas non plus au même prix.

analyses de niveaux d'erreur et de bruit par Forensically
ana­lyses de niveaux d’er­reur et de bruit par Foren­si­cal­ly

Il faut évi­dem­ment jouer avec les cur­seurs pour essayer de faire res­sor­tir les dif­fé­rents phé­no­mènes visés. Mais sur cette image, jamais l’a­vion ne se dis­tingue clai­re­ment, par sa struc­ture, d’autres élé­ments simi­laires (comme les camions). On note éga­le­ment un mar­quage en car­reaux assez pro­non­cé ; j’i­gnore sa source, mais j’i­ma­gine qu’il peut s’a­gir d’une inter­fé­rence due au scanner.

brel_renaud_brassens_analyse

Com­pa­rons avec une pho­to mon­tée, dont j’ai mis le lien plus haut. (Oui, pour ceux qui ont un doute, c’est bien un mon­tage : c’est Léo Fer­ré que Brel et Bras­sens ont ren­con­tré, Renaud avait 16 ans et autre chose à faire, et c’est Jean-Pierre Leloir qui a pres­sé le déclencheur.)

Sur l’i­mage du bruit (à droite), on voit que la tête de Renaud ne suit pas celles des autres : son com­por­te­ment se rap­proche plus de la table. Ça n’est pas nor­mal. Sur les niveaux d’er­reur (à gauche), elle res­sort encore mieux. Vous note­rez éga­le­ment un motif étrange en haut à gauche : si vous retrou­vez l’o­ri­gi­nal, vous consta­te­rez que c’est la signa­ture de l’au­teur qui a été effacée.

À ce stade, une chose est sûre : le Bom­bar­dier 415 n’a pas été pio­ché sur une image dif­fé­rente et col­lé là pour faire joli. À moins que…

Les limites de l’automatique

En fait, ces sys­tèmes d’a­na­lyse sont loin d’être par­faits. Ils peuvent détec­ter cer­taines retouches : s’il y a un truc qui res­sort, comme la tête du petit Séchan, on sait qu’il n’é­tait pas là (ou qu’il a été sévè­re­ment retou­ché). Mais la réci­proque n’est pas garantie.

PK_Eiffel_analyse

Il m’a fal­lu une petite heure pour faire cette image. Pas besoin d’être un génie pour savoir que ce Cess­na n’est pas là : outre que le sur­vol de Paris est inter­dit à cette hau­teur, l’ombre de l’aile sur le fuse­lage indique un fort soleil, tan­dis que le reste de l’i­mage montre un ciel voi­lé et une brume urbaine.

Mais à l’a­na­lyse, il fau­dra un œil d’aigle pour voir que, pour une plage de réglages très pré­cis uni­que­ment, le niveau d’er­reur sur l’a­vion est plus éle­vé que sur la tour Eif­fel ; et à par­tir du bruit, je mets au défi qui­conque d’af­fir­mer que l’ap­pa­reil n’a pas été pho­to­gra­phié en même temps que la tour. Le truc, c’est que les deux images sources étaient au même niveau d’a­gran­dis­se­ment (si je réduis le Cess­na avant de le col­ler, il est plus facile de trou­ver des réglages qui le feront res­sor­tir), qu’elles sortent du même appa­reil et qu’elles ont été enre­gis­trées au même taux de com­pres­sion Jpeg.

Tout le pro­blème de l’a­na­lyse, c’est donc qu’elle est à sens unique : elle peut détec­ter un mon­tage, mais pas garan­tir qu’il n’y en a pas.

Ceci dit, les retouches faites sur les pho­tos en ligne sont en géné­ral suf­fi­sam­ment bru­tales pour res­sor­tir : si une image paraît propre quels que soient les réglages que vous faites sur Foren­si­cal­ly, vous pou­vez pré­su­mer qu’elle est vraie à moins d’a­voir de sérieux indices contre.