ON1 Photo Raw : la presse lobotomisée
|Depuis une dizaine de jours, le traitement par la presse spécialisée de l’annonce de ON1 Photo Raw ne cesse de me laisser rêveur. Ce matin, je me suis refait un tour des sites qui l’ont annoncé, et ce chœur de louanges reprenant avec joie le communiqué de presse m’étonne un peu plus à chaque page.
Signalons d’abord un raccourci horrible comme certains en ont hélas l’habitude. Le communiqué de presse commence par cette phrase :
ON1 Inc. a annoncé aujourd’hui ON1 Photo Raw, le premier développeur Raw et éditeur de photos non-destructif entièrement nouveau lancé depuis plus d’une décennie.
Celle-ci devient des choses comme :
ON1 Photo Raw est le premier logiciel de développement de fichiers Raw à être développé cette décennie
ON1 annonce que « ON1 Photo Raw est le premier processeur Raw non destructif a être lancé depuis plus d’une décennie »
ON1 Unveils Photo RAW, the First All-New RAW Processor in a Decade
ON1 Photo RAW, the first new RAW processor in a decade
Vous avez noté l’oubli ? Oui, ON1 ne parle pas seulement de développeur Raw, mais d’éditeur d’images. La nuance est extrêmement importante : des nouveaux logiciels pour traiter des fichiers Raw, ces dix dernières années, ça n’a pas manqué. Bibble 5 (devenu AfterShot Pro après son rachat par Corel), lancé en 2009, avait une interface et un moteur entièrement nouveaux, et était peut-être le premier à tirer partie de tous les cœurs de tous les processeurs de l’ordinateur. Darktable a été lancé en 2012 (après trois ans de versions bêta). RawTherapee 4 inaugurait nouvelle interface et nouveau moteur en 2011. Photo Ninja a été lancé en 2012…
Mais tous ces logiciels sont essentiellement dédiés au développement, pas à l’édition d’images. Le fait qu’ON1 Photo Raw combine les deux est donc essentiel, et tous ceux qui l’ont supprimé ont commis une sérieuse erreur historique.
L’autre truc qui laisse pensif, c’est à quel point certains articles manquent de recul et de précautions. ON1 sort un dématriceur, okay, donc ? ON1 dit (enfin, plus exactement, répète comme un mantra) que c’est le futur du traitement Raw, qu’il est plus rapide, plus efficace, etc., logique, ils vont pas dire qu’il est nul ! ON1 répète à l’envi que son logiciel est conçu dès le départ pour les appareils modernes, gérant sans problème les images de plus de 50 Mpx grâce au calcul par le processeur graphique, d’accord, pas de soucis.
Mais quand en gras sur Phototrend que ON1 propose “une solution pensée pour les capteurs de nos appareils photo actuels et les ordinateurs récents”, ou quand ProVideoCoalition affirme que “il ouvrira des images de 50 Mpx en une fraction de seconde sur un PC ou un Mac standard”, sachant qu’on parle d’un logiciel qui ne sera lancé que dans six mois, tout le monde comprend bien que c’est de la resucée de communiqué bien plus que de l’information ?!
Accessoirement, les autres logiciels ont tous, ces dernières années, été adaptés pour utiliser les processeurs graphiques. Et je viens de faire le test : sur mon portable (âgé de deux ans, équipé d’un petit Core i7, d’une carte graphique GeForce 710M et de 8 Go de mémoire vive), AfterShot Pro met déjà moins d’une seconde à ouvrir un Raw de Canon EOS 5DS (50 Mpx).
Le miracle de la com’
En fait, l’élément vraiment remarquable à propos d’ON1 Photo Raw, c’est que tout le monde en parle.
Petit rappel : il ne sera disponible qu’à l’automne. Pour l’heure, personne n’y a touché, personne ne l’a vu fonctionner ailleurs que dans les vidéos publiées par ON1. Grâce à une démonstration live d’une version Alpha à la Photokina, on avait un meilleur aperçu de Bibble 5 en septembre 2008 (un an et demi avant son lancement !) que ce qu’on sait aujourd’hui d’ON1 Photo Raw.
Il est totalement impossible de prévoir l’intérêt éventuel du logiciel, sinon à partir des vagues spécifications annoncées et du fait qu’ON1 a déjà sorti un lot de plug-ins pour Photoshop et Lightroom ainsi qu’un gestionnaire de fichiers.
Ça n’empêche pas certains confrères de s’enthousiasmer sur des trucs qui n’ont absolument rien d’original : ainsi, le fait que le nouveau venu n’impose pas l’importation des fichiers avant leur édition est presque unanimement présenté comme une révolution. Or, d’une part, la gestion de bibliothèques est quasiment indispensable pour les utilisateurs avancés qui doivent s’y retrouver dans plusieurs milliers d’images ; d’autre part, Lightroom fait en vérité partie d’une minorité de logiciels qui l’imposent !
AfterShot Pro permet d’utiliser des bibliothèques (absentes de la solution ON1, donc) ou, au choix, de naviguer sur le disque dur. Darktable utilise normalement des bibliothèques, mais on peut toujours lui faire ouvrir des fichiers directement depuis n’importe quel gestionnaire de fichiers : ils sont alors placés dans une bibliothèque temporaire, qui disparaît à la fermeture. RawTherapee, UFRaw et consorts fonctionnent depuis le gestionnaire de fichiers.
Admettons que se passer d’importation soit un point fort : alors il convient plutôt de présenter cette obligation comme une faiblesse de Lightroom que comme un avantage de Photo Raw, parce qu’ouvrir directement les fichiers là où ils sont est le fonctionnement standard de beaucoup de logiciels.
Autre point positif mis en avant : la retouche de la peau, le HDR et les traitements locaux, avec des calques d’application des réglages. Là encore, je ne veux pas râler pour rien, mais ça n’a rien de nouveau : le traitement local, c’était la spécialité de Lightzone il y a des lustres et la possibilité de créer autant de calques de réglages avec autant de zones que voulu était une des grandes nouveautés de Bibble 5, il y a donc plus de six ans.
En fait, on dirait que les services de communication d’ON1 ont réussi à lobotomiser nombre de commentateurs, en leur faisant miraculeusement oublier qu’il y a déjà d’autres logiciels que Lightroom — et même en gommant de leur esprit le souvenir de certaines fonctions présentes dans celui-ci.
Dieu merci…
Tout n’est pas perdu, certains ont tout de même su raison garder.
Laurent Katz, sur Le Monde de la Photo, rappelle ainsi que quasiment tous les logiciels actuels utilisent déjà la carte graphique pour le traitement d’images, et note que les corrections optiques ne devraient pas être proposées dans le logiciel à sa sortie automnale — ce qui est fort dommage : correction de la distorsion et des aberrations chromatiques font maintenant partie des fonctions de base attendues dans un tel logiciel.
Kishore Sawh, sur SLR Lounge, a fait un article assez long mais équilibré, mettant systématiquement en perspective les affirmations d’ON1 avec la réalité. C’est exactement ce qu’auraient dû faire tous les autres.
Mais dans l’ensemble, l’écho qu’a eu la présentation d’ON1 Photo Raw est ahurissant, surtout compte tenu du fait que personne n’a encore pu ne serait-ce qu’avoir une prise en main d’une version bêta. Si la presse avait parlé moitié autant de la demi-douzaine de logiciels libres permettant de traiter ses fichiers Raw apparus depuis huit ou dix ans, je suis convaincu que la part de marché de Lightroom ne serait pas ce qu’elle est.
Finalement, c’est peut-être ça, le grand secret d’ON1 : savoir lancer son logiciel à un moment où non seulement l’actualité est pauvre (le journaliste moyen parle plus volontiers de n’importe quoi quand il lui manque un sujet pour remplir sa colonne), mais où la presse photo est assez dubitative devant les dernières évolutions d’Adobe — entre le modèle sur abonnement et le peu d’innovation des dernières versions de Lightroom — et enfin prête à s’intéresser à la concurrence…