Prix techniques : quantité vs qualité ?
|C’est la saison des prix techniques, et comme chaque année, les constructeurs multiplient les communiqués de presse se félicitant d’avoir reçu un “Tipa award” ou un truc analogue. Comme chaque année, des clients qui n’y connaissent rien (ou pire, des vendeurs plus attachés à leur chiffre d’affaires qu’à leur éthique personnelle) vont regarder les logos sur les cartons des appareils et acheter celui qui en a le plus, et comme chaque année certains vont trouver que décidément, le “reflex de l’année” est pas si formidable que ça.
Mon cher confrère et remplaçant Bruno Labarbère s’est fendu d’un article expliquant en gros que Tipa = faribole, je vais pas répéter son propos — j’aurais écrit à peu près la même chose. Mon billet à moi fait suite à une discussion sur Facebook, où des confrères de Chasseur d’images ont demandé de “ne pas confondre la pantalonnade des 40 prix Tipa […] et les prix Eisa où l’on ne peut voter que pour les appareils que l’on a testés et où il ne subsiste que 16 catégories”.
Qui sont-ils ?
La Tipa, c’est l’Association de la presse d’image technique. Exemplaire de modernité, la Tipa “est absolument persuadée que les magazines sur support papier traditionnel permettent aux consommateurs de s’informer de façon approfondie. […] Avec l’avènement des technologies numériques, l’opposition magazines papier a constitué davantage une opportunité qu’un défi.” (Traduction officielle, que je vais m’abstenir de commenter pour des raisons de politesse élémentaire.) La Tipa a donc parfaitement compris ce qu’est Internet et, d’ailleurs, est extrêmement douée pour maintenir son site web à jour : celui-ci indique que Jean-Christophe Béchet est rédacteur en chef adjoint de Réponses photo, d’où il a été licencié en 2014, et que ledit Réponses photo n’a pas de site web. La Tipa a une honnêteté rare : “tous les fabricants de produits photo, vidéo et d’image peuvent décrocher un Prix TIPA.” Son point d’orgue ? Récompenser simultanément des appareils en concurrence frontale, comme les Canon EOS-1D X II et Nikon D5 ou les Olympus E‑M10 II et Fujifilm X‑T10.
L’Eisa est l’Association européenne de l’image et du son : son champ est donc plus large, couvrant hi-fi et cinéma à domicile en plus de la photo. Leur site est beaucoup mieux foutu (pour commencer, il détecte la langue de l’utilisateur, et la plupart des pages sont traduites dans un français correct) et les produits primés ont forcément été testés par les magazines membres. Les conditions pour proposer un produit sont beaucoup plus précises, notamment en matière de mise sur le marché, et la rubrique photo compte dix-huit prix. Ça n’empêche pas certaines étrangetés, comme les prix accordés en parallèle aux Fujifilm X‑T10 et Panasonic G7.
Bref, la Tipa se fout ouvertement de la gueule du monde et n’en a même pas honte, tandis que l’Eisa paraît plus sérieuse ; mais dans les deux cas, l’organisation des rubriques reste discutable et on note toujours une curieuse et généreuse ventilation entre toutes les marques, comme s’il était important de ne laisser personne de côté.
Les prix logiques
Ce qui m’énerve le plus dans ces gentils groupements, c’est la création de rubriques prétextes, qui n’ont pas d’existence logique et servent à filer des prix aux potes. L’exemple le plus spectaculaire est l’astucieux qualificatif “appareil photo et vidéo”, qui permet à la Tipa de récompenser le Nikon D5 et le Canon EOS-1D X II et à l’Eisa de gratifier le Fujifilm X‑T10 et le Panasonic G7, à chaque fois des concurrents directs. Si on a le quart de la moitié du commencement d’une once d’honnêteté intellectuelle, on est absolument obligé de choisir entre ces produits, qui font tous de la photo et de la vidéo — au passage, l’Eisa est particulièrement coupable sur ce coup, en donnant son prix “photo et vidéo” à un appareil qui ne permet pas d’avoir un retour son !
Comment établir une logique des prix, me direz-vous ?
Fondamentalement, on peut réaliser deux segmentations cohérentes : sur les caractéristiques ou sur les tarifs.
Par exemple, sur les appareils photo, mettre les compacts d’un côté et les appareils modulaires de l’autre est une évidence : on n’utiliser pas un RX100 comme on utilise un 1 V3.
Séparer les reflex et les COI est plus discutable : aujourd’hui, ils visent largement le même genre de clientèle, la famille α7 concurrence directement les D610/EOS 6D, D750/K‑1 et EOS 5D S/D810 (certains diront, et n’auront pas tort, que l’α7S II concurrence même directement le D5 pour certaines utilisations), et se poser la question “EOS 750D, D5500, α68, X‑T10, G7 ou E‑M10 II ?” n’est absolument pas absurde.
Donc, la seconde séparation cohérente, elle porte sur les tailles de capteurs (il reste une différence notable entre le matériel 24×36 mm et le matériel APS ou 4/3″, avec des avantages et des inconvénients aux deux formats). Un simple classement par prix serait absurde : je ne vois guère de gens hésiter entre un D500 et un D750 ou entre un α7 et un X‑T1 — et ce bien que le X‑T1 soit sans doute, en APS, ce qui se rapproche le plus des 24×36 mm. En revanche, un classement sur le niveau technique (construction, performances…) du boîtier est cohérent ; c’est après tout la seule différence entre en D5500 et un D7200.
Donc, je vois logiquement les rubriques suivantes :
- modulaire d’entrée de gamme ;
- modulaire petit format avancé : toujours en APS ou 4/3″, mais avec un accès direct au couple vitesse/ouverture et surtout une protection contre les intempéries ;
- modulaire 24×36 mm ;
- éventuellement modulaire 24×36 mm professionnel, les D5 et EOS-1D X s’adressant vraiment à un public particulier ayant des besoins spécifiques, mais honnêtement ces chars d’assaut n’ont pas besoin de prix.
Je ne suis pas hostile à l’instauration d’une rubrique dédiée aux appareils multimédia, mais les primés doivent y être des références à la fois en photo et en vidéo. Pour l’une, ça veut dire un autofocus efficace quel que soit le mode de visée, une rafale confortable même en Raw, un accès rapide à tous les réglages, une belle dynamique et une montée Iso maîtrisée ; pour l’autre, ça veut dire un autofocus fluide et silencieux, une entrée et une sortie son, une sortie HDMI propre, un enregistrement 4K UHD et DCI à 24, 25 ou 30 im/s et un rolling shutter minime (ou mieux encore un obturateur global). Encore une fois : il est inadmissible que le G7 ait eu un prix dans cette rubrique — et j’attends de voir le rolling shutter de l’EOS-1D X II, mais jusqu’ici ce genre d’appareil n’a jamais été formidable sur ce point.
Même topo du côté des objectifs : la séparation selon le type de monture ne tient pas. Soit on fait monture par monture (“meilleur objectif en monture K”, “en monture EF”, “en monture X”, etc.) et ça devient ridicule, soit on s’en fout, mais mettre les objectifs de COI d’un côté et ceux de reflex de l’autre est totalement aberrant. En particulier pour les téléobjectifs, qui ont souvent exactement les mêmes structures : je me souviens par exemple avoir regardé le Sony 70–200 mm en monture E pour COI et être arrivé à la conclusion que c’était un 70–200 mm tout ce qu’il y avait de normal, avec environ 5 cm de tirage optique minimal, qui aurait donc pu sortir en monture A pour reflex mais, en gros, intégrait un fût plus long à l’arrière pour la baïonnette.
On peut naturellement classer les objectifs selon leur utilisation : grand-angle, portrait, téléobjectif. Inutile de s’encombrer l’esprit avec plus de détails, ça ne sert à rien.
Mais en fait, est-il même judicieux de “classer” les objectifs ? Les sorties d’objectifs sont beaucoup moins régulières que celles des boîtiers et si la plupart des optiques sont des mises à jour sans grande histoire, il paraît plus logique de saluer celles qui sortent justement des sentiers battus. Le prix logique serait plutôt “objectif remarquable de l’année”, unique — ou à la limite dédoublé entre “accessible au grand public” (1 500 € maximum) et “pro” (au dessus de ce prix). En tout cas, vu le rythme des sorties, des prix annuels avec des rubriques figées pour les objectifs, c’est ridicule.
Pour ce qui est des appareils intégrés, enfin, la rubrique “facile” de l’Eisa est un scandale en soi, récompensant par principe la médiocrité (je ne critique pas l’Ixus 285 HS, notez bien, uniquement l’existence d’une rubrique aussi ouvertement dédiée à faire vendre un produit à des gens qui n’y connaissent rien).
Pour le reste, c’est beaucoup plus calme sur ce front : la Tipa n’a que cinq catégories et l’Eisa se contente de deux. Les étanches ronronnent depuis des années et ne méritent plus un prix, ce qui laisse logiquement un compact avancé, un bridge et éventuellement un compact à très grand capteur. Inutile d’en faire plus, pas la peine de réduire non plus.