Zerø optik : sténopé, abus de langage et note salée
|Le sténopé, c’est le plus ancien et le plus simple système permettant d’obtenir une image optique. Un trou, une boîte opaque, et zou. Avantages : ça ne coûte quasiment rien, c’est facile, ça n’a pas de mise au point ni d’ailleurs d’autre réglage. Inconvénients : ça ne peut pas fournir une image vraiment nette et l’ouverture est généralement au delà de T/100. Donc, traditionnellement, ça s’utilise avec des temps de pose de plusieurs secondes, pour faire des photos à l’apparence assez particulière (profondeur de champ infinie, mais aucune zone nette), pour le fun.
Cependant, on a maintenant des appareils capables de filmer à des sensibilités inimaginables il y a peu. Or, dans des conditions où l’on photographie à 1/100 s à T/16 et 100 Iso (le fameux “sunny 16” utilisé en extérieur quand on n’avait pas de posemètre), un petit calcul montre que l’on peut photographier à 1/60 s à T/180 et 8000 Iso. Or, 1/60 s, c’est un temps d’exposition courant en vidéo.
On a donc vu apparaître des vidéos au sténopé, concept qui laisserait pantois Alhazen (qui passa des heures à bricoler des chambres noires juste pour comprendre la formation d’une image sombre et floue). Avec toujours le look spécifique du sténopé, reconnaissable même avec des définitions limitées, et donc toujours pour s’amuser à pas cher.
Zerø Optik est à ma connaissance le premier fabricant de sténopé qui présente un produit spécialement conçu pour la vidéo.
Par “spécialement conçu pour la vidéo”, il faut entendre deux choses : d’abord, il est équipé d’une monture PL (inventée par Arri et devenue un standard de facto dans l’industrie cinématographique) ; ensuite, il est cher.
1500 $, c’est en effet le prix du support et de trois sténopés, respectivement de 0,1, 0,2 et 0,4 mm. Le support s’enfonce généreusement dans la monture : il place les sténopés à 35 mm du plan-film, soit deux bons centimètres en arrière de la monture de la caméra.
Contresens
Un petit point vocabulaire en passant : Zerø Optik parle d’une “longueur focale” de 35 mm. Ceci est ridicule.
Un objectif capture plein de rayons lumineux et les focalise pour créer une image. Les rayons provenant de l’infini sont focalisés à une certaine distance, caractéristique de l’objectif, et c’est celle-ci que l’on appelle fort logiquement “distance focale” : si on met un capteur à la distance focale de l’objectif, on obtient une image nette d’un objet lointain (étoile par exemple). Les rayons issus d’objets proches, eux, sont focalisés ailleurs, pas sur le capteur, et l’image de ces objets projetée sur le capteur est donc floue à moins de déplacer celui-ci (et dans ce cas, c’est l’image des objets lointains qui devient floue).
Un sténopé ne repose pas sur le principe de la focalisation, mais sur celui du filtrage : dans chaque direction, il ne laisse passer qu’un unique rayon lumineux. Celui-ci forme donc un point net quelle que soit la distance à laquelle le capteur est placé, c’est ce qui donne l’esthétique particulière des images faites par un sténopé, avec une profondeur de champ infinie. Les limites de la théorie, qui font qu’on ne peut pas en vérité avoir un rayon unique d’un diamètre infiniment réduit, expliquent la deuxième caractéristique des images faites par un sténopé, leur léger flou omniprésent.
Vous noterez d’ailleurs que, plus haut, j’ai utilisé la notation photométrique de l’ouverture, avec un T à la place du f habituel. C’est parce que, sans longueur focale digne de ce nom, l’ouverture d’un sténopé ne joue que sur la luminosité : la profondeur de champ est toujours infinie, et la netteté maximale dépend du diamètre du trou (plus petit, c’est mieux, jusqu’au moment où la diffraction prend le dessus) et de la distance de projection (qui détermine le moment où un niveau de diffraction donné devient gênant). Écrire qu’un sténopé a une luminosité de f/175, comme le fait Zerø Optik, n’a pas plus de sens que de parler de sa longueur focale.
Bref, ce point étant fait, reste la question : à quoi ça peut bien servir ?
Quand on regarde la vidéo d’exemple plus haut (je vous conseille de la mettre en plein écran et en haute définition si votre connexion le permet, sinon cliquez sur l’image ci-dessus pour une image fixe), on note tout de même un truc : ce léger flou omniprésent et cette absence de focalisation mettent toute l’image au même plan. C’est souvent ce qu’on essaie de faire quand on floute l’image pour filmer les séquences oniriques, nostalgiques ou fantasmatiques ; ça a donc effectivement une utilité pour donner encore un rendu différent de celui des optiques “soft focus” classiquement utilisées pour ces scènes.
Tarif prohibitif ?
Mais qui mettra 1500 dollars là-dedans ? Certes, les objectifs de cinéma sont toujours très chers, mais il y a des raisons à cela : ce sont des optiques de très haute qualité, conçues et construites avec des tolérances beaucoup plus étroites que les optiques photo et conçues pour être aisément intégrées à tout un ensemble d’outils. Si un opérateur de cinéma met trois tours de follow-focus pour passer d’un acteur situé à 2 m 10 à son interlocuteur placé à 1 m 80, il doit être certain que son objectif va passer exactement de 2 m 10 à 1 m 80, avec une transition d’une fluidité irréprochable, tout en conservant exactement le même champ et exactement la même luminosité. Tout cela, on s’en fiche en photo, où l’on fait les ajustements pour chaque prise de vue : même les meilleurs objectifs photo ont des tolérances beaucoup plus larges que celles attendues au cinéma, qui permettent de diminuer les prix.
Mais dans le cas d’un sténopé, toutes ces notions disparaissent : il n’y a pas de mise au point, pas d’ouverture, pas de variation de champ ou de luminosité à craindre, aucun réglage possible, rien. Le produit de Zerø Optik n’est rien d’autre qu’un porte-filtre en monture PL, équipé d’un support où placer des trous d’épingles et construit en aluminium et en acier. Si encore le constructeur avait étudié un mécanisme permettant de faire varier la distance de projection (comme tous les bricoleurs qui enfilent deux tubes l’un dans l’autre et placent un sténopé au bout), on aurait pu avoir un système polyvalent capable de proposer n’importe quel angle de champ ; mais ici, on est forcément limité à 35 mm.
C’est d’autant plus dommage que le diamètre optimal d’un sténopé varie avec la distance de projection. D’après sa description, toute la vidéo a été filmée avec le sténopé de 0,2 mm ; ça n’est sans doute pas un hasard, les différentes formules proposées donnant toutes un diamètre idéal de cet ordre pour un sténopé à 35 mm de la surface sensible. Avec celui de 0,1 mm, la diffraction supérieure fournit sans doute une image visiblement moins nette, et avec celui de 0,4 mm la tache de projection plus large donne également une image floue. En fait, le sténopé de 0,4 mm serait bien plus utile placé à 80 mm du capteur, et fournirait alors un champ idéal pour le portrait : dommage de ne pas y avoir pensé…
En l’état, on a donc trois sténopés fixés à une distance de 35 mm, dont la différence de diamètre ne sert qu’à modifier le niveau de flou et ne permet aucune optimisation selon le champ, pour un prix stupéfiant qu’aucune dépense de recherche et développement ne justifie. J’attends de voir si ça va se vendre, mais je suis dubitatif.