Tactile fragile ou photographes incultes ?
|Vous le savez sans doute, Nikon a présenté deux nouveaux reflex professionnels. Le premier s’appelle D500 et représente un retour inespéré (il succède aux D300 et D300s, portés disparus sans descendance il y a trois-quatre ans) ; le second est le D5 et vient d’une lignée gérée par un métronome suisse (je suis récemment retombé sur une nouvelle écrite en 2006 où je prévoyais qu’un reporter de 2017 travaillerait avec un “D5H”, c’est dire comme ce lancement était prévisible). Ces deux boîtiers partagent pas mal de choses, à commencer par une construction en peau d’AMX-30, un module autofocus d’une complexité inédite, une connexion Bluetooth et… un écran tactile.
Enfin.
Nous sommes en 2016, et Nikon s’est aperçu qu’une part importante de la population avait pris l’habitude de tapoter directement sur un écran pour tout plein de choses, à commencer par naviguer dans des menus, agrandir une image affichée et pointer une zone pour l’autofocus et l’exposition. Nous sommes en 2016, et un boîtier jaune et noir à 7000 € est capable de faire ce que font 100 % des hybrides à 400 € depuis 2010.
Mais je m’égare, j’étais pas là pour troller les “innovations” de Nikon — même si c’est tentant. J’étais là pour troller les réactions des photographes eux-mêmes.
Le déclencheur a été publié ce matin, c’est le résultat d’un sondage de mes camarades de Focus numérique. On y voit que 13 % des gens pensent qu’un écran tactile est un inconvénient parce que c’est plus fragile qu’un écran pas tactile.
Je n’arrive pas à y voir autre chose qu’une spectaculaire preuve d’autisme de la part des 83 individus qui ont coché cette réponse.
Deux points.
D’abord, les écrans d’appareils photo, surtout en gamme professionnelle, cassent-ils souvent ?
De mon expérience : non. Le temps où les revêtements étaient en verre simple ou en composé plastique plus ou moins malléable est révolu et, sans même s’offrir des revêtement en saphir (proposés par Leica contre une somme rondelette), la grande majorité des appareils ont des verres renforcés par des traitements durcissants. Certes, il y a quelques années, nous avons pris l’habitude d’installer sur nos écrans des pellicules de plastique qui allaient se rayer à la place de la précieuse dalle, et nous louions Nikon pour fournir des plaques de plastique à “clipper” sur les écrans de ses reflex ; mais depuis, les mœurs des fabricants d’écrans ont évolué, les couches d’air dans le sandwich qui compose le LCD ont été supprimées, et les verres renforcés se sont généralisés.
Ça aurait pu être un indice quand le même Nikon a cessé de proposer ses plaques de protection : je n’ai pas entendu parler d’une épidémie d’écrans rayés sur les D7200 comme cela pouvait arriver sur les D70 sans couvercle. Mais cette évolution semble être passée loin au dessus de la tête des utilisateurs…
Petite anecdote : il y a quelques années, Samsung avait présenté un smartphone équipé d’un vrai module d’appareil photo – avec un capteur 1/2,3″ et un zoom optique. L’objectif du compact avait été repris tel quel, avec son rideau métallique qui se fermait lorsque l’appareil était éteint… et recouvert d’une dalle de verre, exposée en permanence. À l’époque (je ne me souviens plus si c’était pour le S4 Zoom, le K Zoom ou l’un des Galaxy Camera), j’avais demandé à un ingénieur coréen si ce point de design ne risquait pas d’être un inconvénient technique, avec des rayures sur le verre et un volet de protection rendu inutile. Sa réponse, en gros, était la suivante : le volet était là parce qu’il faisait partie du module incluant l’objectif et qu’ils n’avaient pas voulu réaliser un nouveau module spécialement pour le smartphone ; et la dalle de verre était là pour protéger le volet. Celui-ci, conçu pour éviter les infiltrations de poussières et de sable sur un appareil photo qui serait rangé dans une sacoche sitôt éteint, était jugé trop fragile pour passer la journée négligemment jeté dans une poche de jean avec un trousseau de clefs et un reste de monnaie.
Voilà : le volet, en métal de quelques dixièmes de millimètres d’épaisseur, était plus fragile que du verre d’écran tout bête, au point qu’on avait ajouté une couche de verre pour le protéger.
La fragilité de l’écran étant un mythe ancien plus qu’une réalité moderne, qu’en est-il des écrans tactiles ?
Reprenez deux paragraphes plus haut : ce sont des fabricants de smartphones qui rajoutaient du verre pour protéger le métal. Smartphone. Écran tactile.
En vérité, l’écran tactile est à peu près la chose la plus difficile à attaquer sur un smartphone moderne. Bien entendu, un nombre hallucinant d’écrans sont fendus ; la cause est toujours la même — une chute, généralement d’une bonne hauteur, avec un atterrissage sur l’angle. Les smartphones modernes n’ont pas de bordure et le verre doit dissiper lui-même la totalité de l’énergie du choc, et parfois ça se passe mal. Mais pour ce qui est des agressions directes, des chocs sur la surface de l’écran lui-même, des frottements contre des objets métalliques, les verres d’écrans tactiles modernes sont à peu près les choses les plus solides qu’on puisse trouver.
“Je pense surtout au fait que l’écran doit être plus fragile et m’inquiète de ce choix” est pourtant la réponse de 14,4 % des répondants. Des gens qui n’ont pas remarqué que depuis quelques années déjà, si on prend un cutter pour rayer d’un bout à l’autre d’un appareil à écran tactile, celui-ci est à peu près la seule zone du produit à s’en sortir sans la moindre marque.
On retrouve le même manque de curiosité, de réflexion et de culture technique en général sur la question du Bluetooth : 15 % ne voient pas l’intérêt parce que le WiFi leur convient, 42,1 % se méfient. Quiconque a utilisé le Bluetooth pour connecter deux appareils sait que ça fonctionne aussi bien que le WiFi, que ça offre les mêmes possibilités, mais que ça a deux avantages majeurs : la configuration est plus simple et, dans le cas d’un smartphone, ça ne désactive pas la connexion de données. Accessoirement, avec le Bluetooth low energy, la consommation électrique est moindre.
Il suffit de deux secondes sur Google pour se faire une idée de l’intérêt du Bluetooth face au WiFi pour ce genre de liaison directe entre deux produits. Il suffit de dix secondes pour trouver des témoignages de gens qui ont testé le Samsung NX1, qui offrait le choix entre WiFi et Bluetooth, et comparé les deux modes de communication sur le même appareil.
Comment peut-on arriver à plus de 50 % de gens qui ne voient pas l’intérêt de passer du WiFi au Bluetooth ?
Comment, surtout, plus de 300 personnes qui n’y connaissent manifestement rien et n’ont même pas la curiosité de se faire une idée sur la question peuvent-elles décider de répondre à un sondage sur le sujet ?
En tout cas, je comprends mieux désormais pourquoi l’essentiel des innovations dans le domaine sont venues de fabricants d’électronique grand public plutôt que de marques historiques de la photographie, et comment celles-ci ont pu nous dire aussi longtemps que la visée sur écran ou la vidéo n’intéressaient personne, que la connexion sans fil était un gadget, que l’écran tactile était inutile et autres bêtises monumentales. Je comprends mieux pourquoi, en prétendant écouter leurs utilisateurs, elles ont laissé Panasonic, Sony et Samsung révolutionner les appareils photo, offrant des possibilités plus avancées, des interfaces plus souples, des communications plus rapides et plus aisées. Le fait est là : elles ont écouté leurs utilisateurs, dont une proportion non négligeable était totalement inconsciente des possibilités ouvertes par les évolutions technologiques et voyait d’un mauvais œil toute petite innovation.