Canon 35 mm : “construit comme un tank”
|Si vous me lisez depuis longtemps, vous savez peut-être que j’ai un ou deux points communs avec Roger Cicala, boss de Lensrentals. D’abord, je suis toujours très curieux de comment les choses sont faites à l’intérieur, presque plus que d’à quoi ça sert à l’extérieur — ce qui me vaut parfois des discussions tendues, quand j’essaie d’expliquer qu’une AK-74 est un trésor d’ingénierie minimaliste et qu’on me répond que ça sert à tuer des gens. Ensuite, j’ai une passion absurde pour Alice’s restaurant, ce qui me permet de me réconcilier avec les hippies et assimilés pacifistes de la phrase précédente. Enfin, je suis extrêmement circonspect quand j’entends qu’un produit est “bâti comme un tank”.
(Et oui, je sais, certains diront que nous partageons également une tendance quasi-pathologique à faire des billets très longs.)
Je sais donc gré à Roger de profiter de son activité de loueur et des réparations qu’elle suppose pour fournir régulièrement des preuves de construction faiblarde (ou pas, mais juste “pas tank”). Rappeler quelques évidences, comme “objectif tout-temps, ça veut dire ‘la garantie ne prend pas en charge les infiltrations’, comme pour les autres” ou “un beau fût métallique peut reposer sur du plastoc de tableau de bord de BX”, ça ne fait jamais de mal. Et si on peut glisser un “le Canon 35 mm f/1,4 L II est meilleur que le Sigma 35 mm f/1,4 A, mais d’un chouille et vu la différence de prix, je prendrais plutôt le noir que le rouge”, ça marche aussi.
Cette semaine, Roger et son pote Aaron ont démonté un Canon 35 mm f/1,4 L USM II. D’abord, pour voir s’il serait facile à réparer — c’est important quand on loue du matériel. Bonne nouvelle : il l’est, et en particulier la lentille frontale et le porte-filtre, ces machins idéalement placés pour prendre des coups, peuvent être changés en quelques minutes sans démonter d’autres éléments. Mais bon, je vous connais, vous vous en fichez un peu : si votre objectif a un problème, petits fainéants que vous êtes, vous allez le rapporter au SAV pour qu’il le gère.
La suite vous intéressera plus. Les dernières optiques Canon série L, quoique haut de gamme, ont des fûts en polycarbonate, ce qui fait régulièrement pleurer les puristes qui vont de forum en forum pour geindre que le métal c’est mieux, que jamais Leica aurait fait ça ou que Cartier-Bresson avec un objectif en plastique serait ridicule. Le 35 mm ne fait pas exception et, s’il est tout à fait rassurant en main, il n’a pas le toucher froid et flatteur d’un “tout métal”, ce qui déplaît aux maniaques sus-cités.
(Au passage, un fût en polycarbonate a au moins une énorme qualité : il ne se dilate quasiment pas avec la chaleur, au contraire du métal. Les éléments internes restent donc parfaitement en place, alors que la dilatation d’un fût métallique peut jouer d’une fraction de millimètre sur le positionnement des lentilles ou sur la fluidité des bagues de réglage. Et comme le polycarbonate transmet peu le froid, il évite également de se geler les doigts en hiver, ce qui est important pour les tarés dans mon genre qui aiment promener autour du rallye Monte-Carlo et des stations de ski.)
Mais sous cet emballage en plastique, les éléments du 35 mm f/1,4 II sont en vérité portés par un bon gros fût métallique. Et toutes les fixations sont soignées : vis multiples, longues et profondément enfoncées, glissières en laiton… Il n’en a pas l’air de l’extérieur, mais ce grand-angle est plus proche de la construction des super-téléobjectifs coûtant plusieurs fortunes que de celle des courtes focales habituelles.
Le truc qui, personnellement, m’a fait bloquer, ce sont les coulisseaux de mise au point. Non contents d’être d’un diamètre généreux inhabituel sur ce type d’objectif (ils sont ordinairement proportionnés au poids des lentilles à déplacer, nettement supérieur sur un gros télé), non contents d’être en laiton (des plastiques durs sont souvent utilisés), ils intègrent un roulement à billes ! Ils ne se bornent donc pas à glisser dans les glissières, mais y roulent délicatement et précisément, ce qui permet de diminuer frottements et usure tout en réduisant le jeu fonctionnel sans durcir la bague de mise au point.
Bien entendu, ce petit caillou coûte plus de 2 000 €, quand le Sigma se trouve sous les 800 €. Ces découvertes internes ne bouleversent pas donc la conclusion habituelle : vu l’écart tarifaire, on peut accepter une construction un ton en-dessous.
Mais comme Roger, je pense que c’est “mon genre de ‘construit comme un tank’ ” : celui qui ne montre rien de spécial de l’extérieur, mais qui est bien foutu dedans. Parce que si vous êtes un brise-tout ou un baroudeur qui a besoin de vrai matériel costaud, il vous faut celui qui résiste, pas celui qui fait joli — un bûcheron préférera toujours un Land Rover Defender, même si Porsche essaie de lui fourguer son très beau Cayenne à un tarif pas si différent.