Bascule et décentrement pour tous les objectifs ?
|Ça n’a rien de neuf, mais peu en ont parlé en France : Canon a demandé un brevet pour un adaptateur permettant d’ajouter des fonctions de bascule et décentrement pour tout objectif de reflex monté sur un hybride. Rien de très compliqué, mais ça pourrait ouvrir des perspectives (ha, ha, ha) intéressantes.
Bascule et décentrement, qu’ès acquo ?
Ceux qui ont déjà approché une chambre connaissent ces concepts par cœur et sont même capables d’épeler “Scheimpflug” du premier coup sans se tromper (c’est même pas une vanne, j’ai vérifié récemment). Les amateurs d’architecture qui se sont payé un objectif offrant ces possibilités, comme les Canon TS‑E et Nikon PC‑E, ont souvent une approche plus empirique et maîtrisent surtout le décentrement, mais ils voient aussi de quoi on parle. Mais pour le reste du monde, ces grosses bizarreries de la nature méritent sans doute une explication.
Le décentrement est la fonction la plus simple à comprendre : on déplace l’objectif par rapport au capteur. Autrement dit, on extrait une zone différente de l’image circulaire projetée par l’objectif. Cela nécessite un objectif de format supérieur au capteur : si votre objectif projette une image de 43 mm de diamètre et que votre capteur est au format 24×36 mm, le moindre décalage entraînera un obscurcissement des angles. Vous allez donc typiquement utiliser un objectif capable de fournir une image d’une soixantaine de millimètres de diamètre, plus volumineux, plus lourd et plus cher, pour pouvoir décentrer votre capteur full frame.
L’intérêt ? Simple : quand vous inclinez votre appareil, vous créez des fuyantes — les lignes verticales semblent devoir se rejoindre. En le laissant bien horizontal, les lignes parallèles restent parallèles (à la distorsion de l’objectif près). Et en décalant le capteur, vous choisissez quelle zone de cette image non déformée vous voulez conserver, ce qui est souvent plus pratique que d’utiliser un capteur moyen-format et de recadrer a posteriori. Notons en passant que certains appareils dotés d’une stabilisation mécanique permettent de l’utiliser pour contrôler le décalage du capteur, ce qui donne exactement le même résultat : mon Pentax K‑5 offre ainsi un décentrement maximal d’environ 3 mm, horizontal comme vertical (très inférieur à ceux, de l’ordre du centimètre, des objectifs spécialisés, mais ça peut toujours dépanner).
Pour sa part, la bascule repose sur ce principe d’optique : la distance à laquelle est projetée l’image d’un objet dépend de la distance à laquelle il est situé. Par exemple, si l’image d’un objet situé à 1 m apparaît nette lorsque le capteur est placé à 6 cm de l’objectif, l’image d’un objet situé à 2 m sera nette avec le capteur à 4 cm. Lorsque vous faites une photo normale, vous choisissez donc un sujet qui sera net, et les autres seront flous (pour simplifier, on ne va pas parler de diaphragmer).
La bascule permet d’incliner le capteur par rapport à l’objectif. Ainsi, vous pouvez avoir un côté du capteur à 6 cm de l’objectif, et l’autre côté à 4 cm ; vous avez ainsi vos deux sujets nets, malgré la différence de distance, et le reste de l’image reste toujours agréablement flou.
Adaptateur pratique
Le brevet déposé par Canon (ici la version américaine, référencée US 2015/0234198 A1 et publiée le 20 août) est simple : au lieu d’intégrer les systèmes de coulissement permettant bascule et décentrement à des objectifs spécialement conçus, il s’agit de les placer sur un adaptateur qui sera fixé entre objectif et appareil photo.
L’intérêt est très simple : n’importe quel objectif peut ainsi accéder à ces fonctions. Inutile de s’offrir un coûteux caillou dédié, votre bon vieux 28 mm à 600 € fera très bien l’affaire. En outre, l’adaptateur gérant l’électronique de l’objectif, l’autofocus serait conservé ; une partie du brevet décrit d’ailleurs comment un autofocus à détection de contraste ou hybride peut être adapté pour être utilisé avec un objectif basculé (qui fausse les systèmes à corrélation de phase).
La première contrainte : l’adaptateur prend de la place, et joue donc en même temps le rôle de bague-allonge — le tirage mécanique, c’est-à-dire la distance entre support de l’objectif et capteur, est augmenté de l’épaisseur de l’adaptateur. Cela supprime la mise au point à l’horizon, à moins d’utiliser un objectif prévu pour un tirage supérieur à celui de l’appareil photo. Exemple simple : j’ai un appareil dont la baïonnette est à 18 mm du capteur, et je monte dessus un objectif prévu pour que sa propre baïonnette soit à 44 mm du capteur. Si la distance séparant les deux faces de l’adaptateur est de 26 mm, l’objectif pourra fonctionner de manière tout à fait normale.
Je n’ai bien entendu pas pris ces valeurs au hasard : ce sont celles qui permettront de monter des objectifs pour reflex (monture Canon EF) sur un appareil hybride (monture Canon EF‑M).
La deuxième contrainte, déjà évoquée plus haut, c’est celle du cercle d’image : le format de l’objectif doit être supérieur à celui du capteur. Bonne nouvelle : c’est là encore précisément le cas de votre bon vieux 28 mm, prévu pour un capteur de 24×36 mm alors que le Cmos d’un EOS M fait 15×22 mm. En projetant une image (en bleu) bien plus large que le capteur (en vert), il permet des décentrements déjà généreux (en pointillés).
Et si l’on souhaite monter un objectif EF‑S (prévu pour un reflex à petit capteur) sur son EOS M ? Ça serait également possible. La taille de l’image projetée par un objectif varie en effet, notamment en fonction de la distance de mise au point et de la longueur focale (pour le cas des zooms). Mais dans ce cas, Canon prévoit d’identifier chaque objectif et ses limites, pour restreindre bascule et décentrement automatiquement et ne pas faire sortir le capteur du cercle d’image ; une autre option proposée serait de recadrer automatiquement la vision du capteur pour éliminer la partie situé hors de l’image projetée par l’objectif.
Cependant, bien que cette solution soit évoquée, il ne fait guère de doute que cet adaptateur s’adresserait plutôt à ceux qui possèdent des objectifs EF ; certains offrent une belle homogénéité pour un tarif contenu et supporteraient sans doute très bien ce genre d’adaptation. Et cela ferait enfin un argument susceptible d’intéresser les possesseurs de reflex aux EOS M, qui ne sont pas le plus gros succès commercial de l’histoire de Canon.
Reflex sur reflex
En voyant ce brevet pour la première fois, un certain nombre d’observateurs ont pensé qu’il visait à offrir bascule et décentrement à toutes les combinaisons objectif-appareil. Ce n’est pas le cas, comme en témoigne le paragraphe 8 du brevet :
La longueur support-plan focal de l’objectif interchangeable est plus grande que la longueur support-plan focal du boîtier photographique. La longueur de l’adaptateur de la monture côté objectif à la monture côté appareil […] est inférieure ou égale à la différence entre la longueur support-plan focale de l’objectif interchangeable et la longueur support-plan focal du boîtier photographique.
Un adaptateur permettant d’ajouter bascule et décentrement à un objectif EF monté sur un reflex EOS serait-il concevable ? Oui, absolument. Mais il faudrait qu’il intègre un groupe optique pour renvoyer l’image de l’objectif plus en arrière et la faire coïncider avec la nouvelle position du capteur. Les systèmes les plus communs pour ce faire sont les multiplicateurs de focale, qui ont au passage l’avantage d’augmenter le diamètre de l’image projetée et donc de permettre les mouvements de décentrement même avec un capteur de même format que l’optique ; mais ces systèmes ont également un impact notable sur la qualité d’image, à moins d’être conçus spécifiquement pour l’objectif auxquels ils seront associés. Ils font également beaucoup perdre en luminosité et entraînent un resserrement du champ (c’est même leur fonction première), ce qui va à l’encontre des principaux buts des objectifs à bascule et décentrement : photographier un angle relativement large, sans fuyantes, et gérer le plan de netteté précisément sans augmenter la profondeur de champ.
Théoriquement faisable, cette option est donc beaucoup moins intéressante que celle qui consisterait à proposer en alternative à un TS‑E 45 mm sur un EOS 5D Mk III (soit un total de plus de 4 000 €) un simple couple EF 28 mm + EOS M3 (1 100 €) uni par un adaptateur à 200 ou 300 €. Certes, la qualité de cet ensemble sera plus limitée, mais la différence tarifaire pourrait faire réfléchir plus d’un utilisateur…