8K60 et 120 Mpx : jusqu’où ira-t-on ?
|Mardi, c’était l’ouverture de la Canon Expo 2015, à la grande halle de la Villette. Au passage, c’est toujours impressionnant de voir une marque privatiser la totalité d’un tel bâtiment juste pour trois jours : entre la location, le déplacement et l’installation du matériel, l’accueil et le personnel pour répondre aux questions, etc., c’est l’équivalent pour l’industrie d’une “démonstration de force” chez les militaires — un message qui frappe histoire de sonner un peu la concurrence.
Côté matériel de prise de vue, je retiens surtout deux choses. La première, c’est le cinéma 8K ; la seconde, la prise de vue en 120 Mpx.
Comme son nom l’indique, filmer en 8K veut dire enregistrer une image d’environ 8 000 pixels de large. Arrondis informatiques obligent, c’est 8 192 pour la 8K cinéma et 7 680 pour la 8K UHD qui sera utilisée en télévision. L’image fait dans les deux cas 4 320 px de haut, soit une définition maximale de 35 Mpx au cinéma (variable selon le format retenu : 34 Mpxl en 1.85, 28 Mpxl en 2.39, voire 25 Mpxl si quelqu’un s’amusait à refaire un film au format Academy 1.37) et une définition fixe de 33 Mpx à la télévision.
Tendance de l’automne chez tous les fabricants de caméras (outre Canon, Red et Hitachi ont également présenté des modèles 8K), cette définition accrue pose évidemment un problème de traitement d’image. Et ce, d’autant plus que la cadence d’acquisition est également revue à la hausse : le 24 im/s reste le standard au cinéma, mais quelques films importants ont d’ores et déjà été filmés en “HFR” (high frame rate), comme Le hobbit de Peter Jackson qui compte 48 im/s. Les caméras présentées sont donc capables de filmer 60 im/s en 8K, soit la bagatelle de 2,1 Gpx par seconde.
Le résultat, c’est chaîne de capture en forme d’usine à gaz. Sur la photo ci-dessus, après l’objectif et le boîtier contenant le capteur, vous trouvez un boîtier de dématriçage spécifique chargé d’avaler ce débit phénoménal, qui renvoie via quatre liens 4K des morceaux de l’image obtenue vers quatre enregistreurs 4K, chacun mangeant ainsi “seulement” 540 Mpx/s. Je vous rappelle qu’à la sortie de l’EOS-1D Mk III, en 2007, tout le monde trouvait spectaculaire qu’on arrive à franchir la barre des 100 Mpx/s… et pourtant, il lui fallait plusieurs secondes pour traiter une rafale, alors que l’ensemble ci-dessus enregistre sa 4K 60p en temps réel !
Est-ce utile ? Oui et non. D’un côté, les moniteurs 8K présentés ensuite, que Canon proposait d’observer à la loupe (littéralement), permettaient de vérifier ce que dictait la logique : sur une image fixe, on a plus l’impression de regarder un tirage haute définition qu’un écran d’ordinateur, et le rendu apparaît plus photographique que vidéographique.
De l’autre, sur un écran de 15 m de base dans une bonne salle de cinéma, une projection 4K est suffisante pour saturer la rétine… et elle est également suffisante pour poser de gros problèmes de mise au point, le moindre décalage étant immédiatement visible. En 8K, on pourra s’approcher aux premiers rangs de son cinéma favori et encore ne voir aucune pixellisation, mais on pourra également voir le moindre détail, le moindre cil mal placé, la moindre retouche de maquillage, le moindre soucis technique… Le niveau d’exigence du côté de la réalisation va forcément s’accroître, et ce alors que la 4K n’est déjà pas appréciée par tous les acteurs parce qu’elle met trop en évidence les pores de la peau !
Je me pose aussi une question : le principal obstacle à l’immersion au cinéma est-il le manque de définition, ou celui de fluidité ? Personnellement en tout cas, le scintillement du 24 im/s me marque plus que les pixels, qui sont généralement déjà invisibles sauf aux premiers rangs et souvent noyés dans le mouvement. Généraliser le 48, voire le 60 im/s me paraît plus urgent que la 4K, sans parler de la 8K. Bref, Canon, Red et consorts font là une démonstration technologique remarquable, mais je ne suis pas convaincu qu’il soit urgent de la généraliser.
Le même sentiment demeure en observant le Canon EOS 5DS modifié, recevant un capteur de 120 Mpx. Beaucoup d’observateurs s’interrogeaient sur le temps de traitement (il faut une vingtaine de secondes pour transmettre et afficher l’image sur un ordinateur) mais, en vérité, je pense que cette question est sans importance. D’abord, c’est un prototype sur lequel beaucoup d’optimisations peuvent être faites ; ensuite, l’évolution de la mémoire, des algorithmes de traitement et des processeurs fait que je serais très étonné que d’ici cinq ans, cette question soit encore d’importance. Rappelons que la sortie du D800 s’est accompagnée d’une levée de boucliers contre ses 36 Mpx, la place qu’ils allaient prendre sur les disques durs et le temps de traitement qu’ils allaient imposer ; trois ans plus tard, n’importe quel ordinateur portable disposait d’un disque de plus de 500 Go et de puces capables de dématricer un raw de D800 en moins de cinq secondes, puis d’appliquer les corrections courantes (balance des blancs, courbes…) en temps réel.
Plus importantes sont les questions que cela pose sur le plan photographique. Passons sur l’utilité : on trouvera toujours des applications où avoir encore plus de pixels est un avantage — ne serait-ce que la reproduction d’œuvres d’art, où l’on cherche maintenant à conserver l’empreinte de chaque trait de pinceau et de chaque coup de burin.
En revanche, quelle sera l’efficacité de ce capteur, avec ses photosites de 4 µm² ? On sait depuis longtemps que la masse masque dans une certaine mesure le bruit électronique, mais aussi que cela ne compense pas totalement le rapport signal/bruit plus favorable des grandes photodiodes — à taille de tirage égale, passés 25 000 Iso, les photosites de 70 µm² du Sony α7S donnent une image beaucoup plus propre que ceux d’environ 25 µm² du Nikon D810. Reste également la question du niveau de détail réel, face à ce que laisserait espérer la définition : le système autofocus assurera-t-il une mise au point suffisamment précise, les optiques seront-elles à la hauteur sachant que la diffraction devrait limiter la résolution dès f/5,6 ?
Je repense à George Mallory, qui voulait escalader l’Everest parce qu’il était là, et aux économistes récents qui disent que l’on n’accroît plus la production mondiale pour améliorer les choses, mais juste parce qu’on peut le faire, la croissance étant devenue sa propre justification. On a mis soixante-quinze ans à retrouver le cadavre de Mallory, et nul ne sait dans quel état nous aurons mis la planète en ajoutant soixante-quinze ans de croissance à notre production actuelle.
Il n’y a évidemment rien d’aussi tragique dans l’accroissement de la définition d’un appareil photo ou d’une caméra. Les problèmes techniques sont en cours de résolution ; je parie que dans deux ans, les blocs qui encombrent l’arrière de la caméra 8K seront sagement rentrés dans le boîtier principal, et que dans cinq ans tous les ordinateurs seront capables de digérer sans tousser des photos de 120 Mpx.
En revanche, je continue à rester dubitatif devant l’intérêt de ces évolutions. La différence entre télévision basse définition et Full HD est spectaculaire ; entre 2K et 4K, elle est visible ; entre 4K et 8K, elle sera détectable mais marginale. La différence lorsque l’on dépasse 24 im/s est en revanche évidente : passez mes films à 1080p48 ou 1080p60, cela m’attire plus que la 4K 24p. Une photo d’une vingtaine de mégapixels est suffisante pour de gros recadrages et des impressions généreuses, et c’est un habitué des meetings aériens qui vous le dit ; je vois l’intérêt de passer à 40 Mpx pour les applications plus exigeantes (y compris les meetings aériens bien sûr), mais des définitions de l’ordre de 100 Mpxl intéresseront surtout les scientifiques, les reprographistes, bref, tout sauf le grand public.
Ceci étant, comme je le disais en introduction, le but de la Canon Expo est surtout de montrer ce que Canon sait faire. Une démonstration technologique, plutôt qu’un projet concret pour le monde réel. Et sur ce plan, ces appareils font un travail remarquablement efficace.