Cadrage a priori
|Aujourd’hui sort dans nos contrées un appareil précédemment réservé au Japon, le Sigma DP2x. Ce total non-événement a fait resurgir chez certains un vieux débat, illustré par cette remarque d’un forumeur des Nums :
C’est aussi un des plaisirs de la photo que d’essayer de réussir un maximum à la prise de vue, avec un minimum de post-traitement, y compris au niveau du cadrage.
C’est marrant, mais je me rends compte que je n’ai jamais abordé ce sujet ici. Pourtant, c’est un truc qui m’agace prodigieusement chez beaucoup de gens : la façon dont ils vous prennent de haut (c’est pas forcément le cas de ce lecteur, notez bien) parce que vous avez osé parler de recadrer une photo.
Certains de mes confrères, des auteurs d’ouvrages sur la photo et des maîtres auto-proclamés vous expliquent que tout doit être fait à la prise de vue, que vous devez surveiller cadrage, réglages et éléments parasites dans votre viseur (vous ne photographiez pas avec un compact, quand même ? Pouah !), et que si vous n’y arrivez pas, vous êtes mauvais.
Je n’ai pas la prétention d’être un grand photographe. Je fais peu de photos en dehors des occasions professionnelles, et je suis dans l’âme plus reporter qu’artiste. Je ne suis pas un exemple de subtilité, et j’ai tendance à privilégier des rendus caricaturaux qui provoqueraient un haut-le-cœur chez beaucoup d’esthètes (cf ici, ici, ici, ici et tout cet album par exemple).
Et je m’éclate parfois bien avec des compacts, que je tiens à bout de bras comme n’importe qui, et avec lesquels je fais des photos qu’il vaut mieux pas regarder de près.
Et devinez quoi ? Tout surveiller dans le viseur, ça m’emmerde. Je surveille mes sujets, j’essaie de trouver le bon point de vue en utilisant mes pieds au besoin, j’essaie d’avoir un minimum d’organisation de mon image et de prendre gare aux éléments chiants genre pylône électrique, passant encombrant ou poubelle pleine, ça me paraît l’essentiel. Le cadrage, je le fais approximativement, déjà parce que les zooms des compacts sont souvent pas très précis pour s’arrêter pile à la focale voulue, et surtout parce que je n’en vois pas l’intérêt.
Rappelez-vous. Il y a quelques années, vous utilisiez des bons gros 6x6 de chez Blad ou, si vous étiez pauvres comme mon paternel, de chez Yashica. Et bien entendu, vous ne recadriez jamais, parce que vous ne faisiez que des photos qui s’harmonisaient parfaitement dans un cadre carré ? Arrêtez une seconde de vous payer ma tête : à part quelques images bien particulières, le format carré ne se prête qu’au portrait, et encore pas sous tous les angles. Je suis un grand fan du carré, ma série sur PJ Harvey en atteste, mais 90 % du temps, ça ne va tout simplement pas.
Et les amateurs qui sortaient des rouleaux de 120 exposés en 6x6 passaient la plupart du temps leurs soirées sous l’agrandisseur, à masquer ici ou là pour tirer des positifs rectangulaires, au format 3/2 ou 4/3 ou n’importe quel autre. Autre détail : ils n’avaient rien à foutre de l’horizontale, puisqu’il suffisait de la rétablir en faisant pivoter un peu le négatif dans l’agrandisseur. Le gros intérêt du moyen-format pour les amateurs, c’était ça : fournir un original aussi manipulable que possible tout en conservant une définition suffisante pour le but visé après des découpes brutales. On avait un 80 mm, on cadrait large et on retaillait joyeusement.
D’ailleurs, les fabricants de reflex en étaient l’écho : le viseur 100 % était largement ignoré avant le numérique. Même sur du 24x36, le viseur couvrait 90 % du champ, et on virait les éléments parasites en bordure au tirage voire au massicotage.
Le viseur 100 %, on en a surtout entendu parler quand on a vu débarquer des reflex numériques. Les images du D1 et de l’EOS 1D n’atteignaient pas les 3000 pixels de large, taille permettant péniblement de tirer une image de 25 centimètres. Pour faire une double page de magazine, il fallait déjà compter sur une qualité d’impression médiocre pour ne pas trop distinguer les pixels. Là, oui, cadrer parfaitement avait un sens, parce que la définition était insuffisante.
Par la suite, on a retenu ce critère, violemment mis en avant comme un avantage ultime lorsqu’il est arrivé sur les boîtiers amateurs — D300, puis K‑7 et EOS 7D, puis D7000. Mais franchement, aujourd’hui, est-ce vraiment utile ? Pour moi, on a retrouvé la situation connue avec les films depuis les années 60, assez fins pour permettre un tirage de qualité même avec un petit recadrage. Je suis très sensible à la construction et à l’ergonomie d’un appareil, mais un viseur 100 %, c’est une exigence obsolète.
Et quelques-unes des photos les plus connues sont des recadrages. L’image emblématique de Guevara par Korda, prise à la volée avec un petit télé, doit représenter à peu près la moitié de l’image d’origine (cf. la planche contact : c’est la première, en cadrage horizontal, qui a été retenue). Le deuxième planter de drapeau à Iwo Jima de Rosenthal est aussi très souvent présenté dans un cadrage plus serré que l’original, pour amener la hampe dans l’angle et rééquilibrer la composition…
Je viens de vérifier : la photo la plus récente de ma galerie Flickr qui n’ait pas été recadrée est celle-ci. Elle a six mois. Et c’est un quasi-hasard.
Il arrive, bien sûr, que le cadrage initial d’une photo me plaise. Après tout, comme je l’ai dit, je cadre avant de déclencher, même si “approximativement” était le mot-clef de cette phrase. J’ai notamment le réflexe de décentrer après une mise au point centrale quand je prends des visages. Et il arrive que dans cet approximatif, je tombe sur quelque chose que je déciderai de garder.
Mais me prendre le chou sur une histoire de cadrage a priori, alors que cadrer a posteriori est facile et indolore avec tous les appareils modernes (je ne parle pas du DP2x et des autres 5 Mpx du marché), alors que je peux faire sauter la moitié d’une image en gardant de quoi tirer un 20x30 cm, je ne classe plus ça dans la méticulosité : c’est du masochisme. Je respecte totalement les masochistes, il ont le droit de se faire plaisir comme ils le souhaitent et si ça les amuse de passer deux minutes à cadrer, tant mieux pour eux.
Mais pour ma part, je préfère me concentrer sur ce à quoi je ne pourrai plus rien après avoir appuyé sur le bouton : l’agencement des scènes, des sujets, l’élimination des parasites, l’équilibre de l’image.
L’équilibre de la photo, ça viendra à tête reposée.