Photo menteuse ?
|Le débat doit avoir un bon siècle. La photo reflète-t-elle fidèlement une parcelle de réalité, ou est-elle intrinsèquement un mensonge ?
Il ne s’agit pas ici d’un débat sur la retouche ou la mise en scène (aaaah, les discussions sur le républicain de Capa qu’il est vrai ou pas, ou sur la prise d’Iwo Jima par Rosenthal, vraie mais reconstituée…). La photo elle-même, celle que nous pratiquons tous, est-elle réelle ?
Le pékin ordinaire répond “oui” sans hésiter. Il ne retouche pas : il pointe, il appuie sur le bouton, clic-clac merci Kodak (oui, le pékin ordinaire a parfois des compacts très bas de gamme), il stocke ça sur son disque dur ou, peut-être, fait faire un tirage directement à partir du Jpeg sans rien modifier…
Il l’affirme donc : sa photo, elle capture et fige pour l’éternité un instant de réalité pure.
Le type qui réfléchit un peu plus sera, comme d’habitude, plus nuancé. Une photo dans un album est le résultat d’une série de choix, qui visent à lui donner une sémantique propre, bien distincte de l’instant, décisif ou non, qu’elle a capturé. Même chez le photographe du dimanche qui shoote sans réfléchir, il y a deux choix, le plus souvent inconscients : l’emplacement et… le déclenchement. Se placer change la perspective et le langage de la photo, c’est l’évidence même. Mais le fait de déclencher ou non est un choix, sans même parler de l’instant du déclenchement. Si on choisit d’appuyer sur le déclencheur, c’est que quelque chose nous en a donné envie ; on ne capture pas un moment de “vérité” au hasard, on choisit celui que l’on prend.
Ajoutons à cela les choix “de base” — réglages de l’appareil, choix d’une pellicule ou d’un rendu, cadrage si on réfléchit un peu à ce qu’on fait — et les corrections éventuelles au développement — balance des blancs, courbes, conversion noir et blanc sur tel ou tel canal…
Et in fine, on inclut une image dans un album, dans un dossier, bref, dans une série. La série elle-même a sa propre sémantique, indépendante de celle de l’image seule.
Prenons cette photo, par exemple. Seule, elle parle de traces dans l’eau avec des montagnes au fond. On peut se dire qu’on suit les traces d’un fuyard, façon western, et qu’on l’aura au bout de la lande ; c’est peut-être une image naturaliste sur un marais ou, au contraire, un reportage sur un étang contaminé par une poche de pétrole, allez savoir.
Dans sa série, c’est une photo-souvenir d’un voyage en Islande, où l’on regarde d’où l’on vient et le temps que mettent nos traces à s’effacer ; c’est aussi le brouillon d’un paysage miroir en panoramique.
Tout ceci pour dire que la photo ne reflète jamais la vérité. Au mieux, elle reflète une vérité, celle du photographe et du tireur éventuel. Elle est comme un témoignage : le même événement, photographié par deux personnes différentes, aura une image différente, de même que les témoins d’un accident ne vont pas tous raconter la même chose.
À partir de là, il est difficile de concevoir la photo comme philtre de vérité¹.
Mais est-elle pour autant un mensonge ?
C’est une réflexion entendue récemment sur les capacités de Facebook à faire déprimer qui m’a lancé sur cette voie. Ça se présentait en gros comme ça : sur Facebook, on voit ses “amis” publier des statuts, des photos de soirée, on voit tous les événements où l’on n’est pas, et on a l’impression d’avoir une vie de merde en comparaison. Les publications des amis ne reflèteraient donc pas la réalité, mais une version fantasmée de la réalité, des petits bouts de réalité éparpillés qui, accumulés, formeraient un tableau différent de la réalité factuelle.
Mon père m’a récemment fait parvenir tout un album de vieilles photos de moi, numérisées pour mon anniversaire tri-décennal. Et là encore, on retrouve les choix du photographe : retenir ceci plutôt que cela, utiliser tel ou tel film, scanner avec tel ou tel réglage…
Exemple : cette photo montre un gamin en sandales² qui pédale gaiement sur son nouveau vélo. Bien. Pourquoi celle-ci, plutôt que celle, qui eût pu exister, du même gamin en train de maudire Dieu, la Terre et l’humanité après la troisième crevaison du jour ? Je me souviens bien de ce vélo, doté d’origine de pneus en papier à cigarettes (ceux sur la photo, oui oui), au point que malgré des moyens financiers limités mes parents avaient racheté quelques semaines plus tard une paire de vrais pneus de VTT, qui le rendirent bien plus apte à survivre au plateau de Lanas — patrie du cade, du prunelier, de la ronce et de l’églantier.
La photo, et sa sélection, sont un choix. Pour refléter la vérité, il ne faut pas une photo mais une série documentaire. Et encore : même un documentaire est le sujet de choix éditoriaux, et le même fait divers relaté par Le Figaro et par L’Humanité n’exprime généralement pas la même vérité.
J’ai récemment fait moi-même des séries de photos à destination de quelques personnes de mon entourage. Et même si j’inclus systématiquement les originaux (Raw ou Jpeg bruts), laissant aux individus concernés la possibilité de réaliser leurs propres interprétations d’un truc aussi près de la réalité que possible, j’ai fait plusieurs choix essentiels dans la construction de ces séries : garder ou non telle ou telle image.
Et ce choix est souvent le même : entre la photo où Untel fait le clown et celle où il se fait chier, je prends celle où il sourit. Entre la photo où Unetelle est seule dans son coin et celle où elle se fait embrasser le ventre par son homme, je garde celle où il sont tellement meugnons tous les deux (ou tous les trois 😉 ).
Ça fait un peu penser à cette scène de (500) jours ensemble où, chez un disquaire, Tom sort un disque de Ringo Starr pour faire marrer Summer. C’est l’image que Tom a choisi de garder de ce moment ; et c’est sa sœur qui, plus tard, lui rappelle³ que cette scène n’était pas si “complices” que ça, et que l’allusion à Ringo était là pour détendre l’atmosphère d’un début d’engueulade…
La photo est-elle donc la vérité, ou un mensonge ?
Et si elle était les deux ?
Un mensonge reflétant la vérité du photographe, plutôt que la réalité brute des faits ?
Un objet destiné à figer ce que l’on veut retenir, plutôt que ce qu’on veut oublier ?
Reprenons quelques images emblématiques du photo-reportage.
La chute de Capa, la course de Ut, la prédation de Carter… On peut penser qu’il s’agit justement d’instants à oublier. Mais un reporter n’est pas un collectionneur de souvenirs ; son but, quelque part, est justement de montrer ce que les autres veulent oublier. Ils ont bel et bien pris ces photos pour qu’on s’en souvienne, et n’ont pas photographié juste avant, juste après ou juste à côté, là où peut-être une vérité totalement différente aurait pu être elle aussi retenue. Ces photos, comme les photos-souvenirs artificiellement gaies que nous conservons dans nos albums, ont fait l’objet d’un choix, d’une sélection, et représentent au moins autant la vérité du photographe que la réalité du monde. Ces photos, comme les autres, sont à leur manière un mensonge destiné à soutenir le souvenir d’un instant.
Une photo, qu’elle soit spontanée ou préparée, dit à un enfant qu’il est mignon, à une femme qu’elle est belle, à un homme qu’il est fort, à une guerre qu’elle est terrible, à des souvenirs qu’ils sont heureux, à des mourants qu’ils sont mémorables. C’est parfois — souvent même — vrai, mais la façon de le dire est souvent — toujours peut-être — un mensonge. Et quand on critique une photo “too much, trop kitsch”, c’est peut-être simplement que le mensonge est trop visible.
Souligner une vérité plutôt qu’une autre, donner une tonalité différente à un instant vécu, faire remonter un aspect plutôt que l’autre d’une réalité ambivalente, c’est je pense la raison pour laquelle nous faisons des photos, et plus encore la raison pour laquelle nous les développons, les trions et les partageons.
La photo est un mensonge, oui. C’est son but.
¹ Oui, je sais, une photo, ça se boit pas. C’est une métaphore.
² C’est bon, là, tout le monde m’a reconnu ? 😉
³ “Next time you look back, I, uh, I really think you should look again.”