Cartier-Godwin
|Vous vous intéressez à la photo ? Parfois, vous parlez de photo ou même juste de matériel photo ? Vous êtes capable de discuter de l’opportunité de tel ou tel réglage, de telle ou telle technique ou de tel ou tel appareil ?
Un jour ou l’autre, vous avez donc forcément eu affaire à l’argument : “Henri Cartier-Bresson”.
Ça peut être “oui, mais Cartier-Bresson a jamais eu de 500 mm”.
Ou “la rapidité de l’autofocus, on s’en cogne, Cartier-Bresson faisait ses mises au point à la main”.
Ou bien “un appareil expert sans viseur, vous plaisantez ? Vous imaginez Cartier-Bresson visant à bout de bras ?”
Ou encore “l’éclairage, on s’en fout si c’est pris au bon moment, Cartier-Bresson a tout fait en lumière naturelle”.
Ou toujours “les zooms, c’est pourri, Cartier-Bresson avait un 50 mm et si ça lui suffisait, alors ça me suffit”.
À ce stade, en général, je n’ai qu’une envie : hurler très fort un truc du genre
J’EMMERDE CARTIER-BRESSON ! VOILÀ, C’EST DIT, FOUTEZ-MOI LA PAIX AVEC CE GROS NAZE !
Bien sûr, je me retiens. D’abord parce qu’il est excessivement rare que je hurle.
Ensuite parce que vu mon métier, j’ai pas le droit de dire publiquement du mal de Cartier-Bresson (ni de Doisneau, ni de Ronis, ni de Adams, ni de quelques autres monstres sacrés devenus intouchables pour des raisons qui parfois m’échappent).
Enfin parce que ça serait exagéré, j’emmerde pas Cartier-Bresson et il n’était pas naze — en fait, j’ai même beaucoup aimé certaines choses qu’il a faites.
Ce qui me gave chez Cartier-Bresson, c’est qu’il est devenu l’argument ultime du crétin qui n’a rien à dire et veut faire taire son interlocuteur. Invoquer Cartier-Bresson, c’est trop souvent aux photographes ce que parler des nazis est à la population générale : le symbole du néant argumentatif. Le point Cartier-Bresson, c’est le point Godwin du débat photographique.
En plus, les arguments employés sont souvent faux ou à tout le moins tendancieux. Cartier-Bresson n’a pas utilisé qu’un 50 mm : je crois que c’est le standard qu’il avait le plus souvent sur son boîtier de promenade, mais c’est tout. Il n’a pas non plus fait que du noir et blanc : il le préférait pour des raisons esthétiques et techniques (aimant shooter à la volée et prendre le mouvement sur le vif, il avait besoin de sensibilités autorisant des poses assez brèves). Quant à la mise au point, il suffit de jeter un œil à quelques tirages de grande taille pour voir qu’il était avant tout un grand maniaque de l’hyperfocale, qui, encore une fois, permettait de déclencher rapidement. Et si Cartier-Bresson avait été photographier les marmottes de l’Oisans au lieu de se passionner pour le reportage et la photo de rue, je vous donne mon billet qu’il aurait pris un bon gros télé plutôt que de passer une semaine immobile dans la boue en attendant qu’elles ne le sentent plus — mais ses proies habituelles étant quasiment dépourvues d’odorat, il pouvait bien plus aisément planquer quelques minutes en attendant que quelqu’un passe.
Quant à ceux qui rappellent à l’envi qu’il ne recadrait jamais, outre que c’est faux (ou alors tous les magazines qui l’ont publié en pleine page sont précisément au format 3:2 ?), il va bien falloir qu’un jour quelqu’un sorte ses planches-contacts et compte les bras coupés, les encombrants dans le champ et autres demi-chiens.
Mon propos n’est pas de remettre en question son talent : encore une fois, Cartier-Bresson a fait quelques trucs géniaux et il avait un coup d’œil absolument indéniable. Si vraiment je dois l’accuser de quelque chose, ce sera d’avoir participé à créer sa propre légende à base de déclarations parfois un peu péremptoires (un défaut qu’il partage avec Capa et quelques autres grands egos de l’époque), mais jamais je ne prétendrai qu’il ne fut pas des maîtres qui comptaient dans la photo de son époque.
Cartier-Bresson, tout monstre sacré qu’il soit devenu, était un photographe, un vrai, qui a pondu toute une série de bijoux qui ont marqué les mémoires ; au contraire d’un Nick Út, par exemple, il n’est pas l’homme d’une seule photo mais nous a laissé une large œuvre, complète et variée, dans laquelle notre imaginaire collectif pioche au petit bonheur la chance.
Mais les jean-foutre qui citent Cartier-Bresson à l’appui de n’importe quelle opinion butée qu’ils peuvent avoir, eux, franchement, ils lui font plus de mal que de bien — et ils se discréditent eux-mêmes aussi sûrement que le troll de forum qui vous compare à Goebbels parce que vous avez osé dire du bien d’un autre appareil que le sien.