Bascule et décentrement pour tous les objectifs ?

Ça n’a rien de neuf, mais peu en ont par­lé en France : Canon a deman­dé un bre­vet pour un adap­ta­teur per­met­tant d’a­jou­ter des fonc­tions de bas­cule et décen­tre­ment pour tout objec­tif de reflex mon­té sur un hybride. Rien de très com­pli­qué, mais ça pour­rait ouvrir des pers­pec­tives (ha, ha, ha) intéressantes.

Bascule et décentrement, qu’ès acquo ?

Ceux qui ont déjà appro­ché une chambre connaissent ces concepts par cœur et sont même capables d’é­pe­ler “Scheimp­flug” du pre­mier coup sans se trom­per (c’est même pas une vanne, j’ai véri­fié récem­ment). Les ama­teurs d’ar­chi­tec­ture qui se sont payé un objec­tif offrant ces pos­si­bi­li­tés, comme les Canon TS‑E et Nikon PC‑E, ont sou­vent une approche plus empi­rique et maî­trisent sur­tout le décen­tre­ment, mais ils voient aus­si de quoi on parle. Mais pour le reste du monde, ces grosses bizar­re­ries de la nature méritent sans doute une explication.

Nikkor PC-E 24 mm basculé (à gauche) et décentré (à droite). photo Nikon
Nik­kor PC‑E 24 mm bas­cu­lé (à gauche) et décen­tré (à droite). pho­to Nikon

Le décen­tre­ment est la fonc­tion la plus simple à com­prendre : on déplace l’ob­jec­tif par rap­port au cap­teur. Autre­ment dit, on extrait une zone dif­fé­rente de l’i­mage cir­cu­laire pro­je­tée par l’ob­jec­tif. Cela néces­site un objec­tif de for­mat supé­rieur au cap­teur : si votre objec­tif pro­jette une image de 43 mm de dia­mètre et que votre cap­teur est au for­mat 24×36 mm, le moindre déca­lage entraî­ne­ra un obs­cur­cis­se­ment des angles. Vous allez donc typi­que­ment uti­li­ser un objec­tif capable de four­nir une image d’une soixan­taine de mil­li­mètres de dia­mètre, plus volu­mi­neux, plus lourd et plus cher, pour pou­voir décen­trer votre cap­teur full frame.

L’in­té­rêt ? Simple : quand vous incli­nez votre appa­reil, vous créez des fuyantes — les lignes ver­ti­cales semblent devoir se rejoindre. En le lais­sant bien hori­zon­tal, les lignes paral­lèles res­tent paral­lèles (à la dis­tor­sion de l’ob­jec­tif près). Et en déca­lant le cap­teur, vous choi­sis­sez quelle zone de cette image non défor­mée vous vou­lez conser­ver, ce qui est sou­vent plus pra­tique que d’u­ti­li­ser un cap­teur moyen-for­mat et de reca­drer a pos­te­rio­ri. Notons en pas­sant que cer­tains appa­reils dotés d’une sta­bi­li­sa­tion méca­nique per­mettent de l’u­ti­li­ser pour contrô­ler le déca­lage du cap­teur, ce qui donne exac­te­ment le même résul­tat : mon Pentax K‑5 offre ain­si un décen­tre­ment maxi­mal d’en­vi­ron 3 mm, hori­zon­tal comme ver­ti­cal (très infé­rieur à ceux, de l’ordre du cen­ti­mètre, des objec­tifs spé­cia­li­sés, mais ça peut tou­jours dépanner).

Pour sa part, la bas­cule repose sur ce prin­cipe d’op­tique : la dis­tance à laquelle est pro­je­tée l’i­mage d’un objet dépend de la dis­tance à laquelle il est situé. Par exemple, si l’i­mage d’un objet situé à 1 m appa­raît nette lorsque le cap­teur est pla­cé à 6 cm de l’ob­jec­tif, l’i­mage d’un objet situé à 2 m sera nette avec le cap­teur à 4 cm. Lorsque vous faites une pho­to nor­male, vous choi­sis­sez donc un sujet qui sera net, et les autres seront flous (pour sim­pli­fier, on ne va pas par­ler de diaphragmer).

La bas­cule per­met d’in­cli­ner le cap­teur par rap­port à l’ob­jec­tif. Ain­si, vous pou­vez avoir un côté du cap­teur à 6 cm de l’ob­jec­tif, et l’autre côté à 4 cm ; vous avez ain­si vos deux sujets nets, mal­gré la dif­fé­rence de dis­tance, et le reste de l’i­mage reste tou­jours agréa­ble­ment flou.

Adaptateur pratique

Le bre­vet dépo­sé par Canon (ici la ver­sion amé­ri­caine, réfé­ren­cée US 2015/0234198 A1 et publiée le 20 août) est simple : au lieu d’in­té­grer les sys­tèmes de cou­lis­se­ment per­met­tant bas­cule et décen­tre­ment à des objec­tifs spé­cia­le­ment conçus, il s’a­git de les pla­cer sur un adap­ta­teur qui sera fixé entre objec­tif et appa­reil photo.

L’in­té­rêt est très simple : n’im­porte quel objec­tif peut ain­si accé­der à ces fonc­tions. Inutile de s’of­frir un coû­teux caillou dédié, votre bon vieux 28 mm à 600 € fera très bien l’af­faire. En outre, l’a­dap­ta­teur gérant l’élec­tro­nique de l’ob­jec­tif, l’au­to­fo­cus serait conser­vé ; une par­tie du bre­vet décrit d’ailleurs com­ment un auto­fo­cus à détec­tion de contraste ou hybride peut être adap­té pour être uti­li­sé avec un objec­tif bas­cu­lé (qui fausse les sys­tèmes à cor­ré­la­tion de phase).

Adaptateur intégré entre appareil et objectif : prise de vue normale (en haut), décentrement (au centre), bascule (en bas). schéma Canon
Adap­ta­teur inté­gré entre appa­reil et objec­tif : prise de vue nor­male (en haut), décen­tre­ment (au centre), bas­cule (en bas). sché­ma Canon

La pre­mière contrainte : l’a­dap­ta­teur prend de la place, et joue donc en même temps le rôle de bague-allonge — le tirage méca­nique, c’est-à-dire la dis­tance entre sup­port de l’ob­jec­tif et cap­teur, est aug­men­té de l’é­pais­seur de l’a­dap­ta­teur. Cela sup­prime la mise au point à l’ho­ri­zon, à moins d’u­ti­li­ser un objec­tif pré­vu pour un tirage supé­rieur à celui de l’ap­pa­reil pho­to. Exemple simple : j’ai un appa­reil dont la baïon­nette est à 18 mm du cap­teur, et je monte des­sus un objec­tif pré­vu pour que sa propre baïon­nette soit à 44 mm du cap­teur. Si la dis­tance sépa­rant les deux faces de l’a­dap­ta­teur est de 26 mm, l’ob­jec­tif pour­ra fonc­tion­ner de manière tout à fait normale.

Je n’ai bien enten­du pas pris ces valeurs au hasard : ce sont celles qui per­met­tront de mon­ter des objec­tifs pour reflex (mon­ture Canon EF) sur un appa­reil hybride (mon­ture Canon EF‑M).

Canon_decentrement_cercle
sché­ma Canon, cou­leurs par mes soins

La deuxième contrainte, déjà évo­quée plus haut, c’est celle du cercle d’i­mage : le for­mat de l’ob­jec­tif doit être supé­rieur à celui du cap­teur. Bonne nou­velle : c’est là encore pré­ci­sé­ment le cas de votre bon vieux 28 mm, pré­vu pour un cap­teur de 24×36 mm alors que le Cmos d’un EOS M fait 15×22 mm. En pro­je­tant une image (en bleu) bien plus large que le cap­teur (en vert), il per­met des décen­tre­ments déjà géné­reux (en pointillés).

Et si l’on sou­haite mon­ter un objec­tif EF‑S (pré­vu pour un reflex à petit cap­teur) sur son EOS M ? Ça serait éga­le­ment pos­sible. La taille de l’i­mage pro­je­tée par un objec­tif varie en effet, notam­ment en fonc­tion de la dis­tance de mise au point et de la lon­gueur focale (pour le cas des zooms). Mais dans ce cas, Canon pré­voit d’i­den­ti­fier chaque objec­tif et ses limites, pour res­treindre bas­cule et décen­tre­ment auto­ma­ti­que­ment et ne pas faire sor­tir le cap­teur du cercle d’i­mage ; une autre option pro­po­sée serait de reca­drer auto­ma­ti­que­ment la vision du cap­teur pour éli­mi­ner la par­tie situé hors de l’i­mage pro­je­tée par l’objectif.

Cepen­dant, bien que cette solu­tion soit évo­quée, il ne fait guère de doute que cet adap­ta­teur s’a­dres­se­rait plu­tôt à ceux qui pos­sèdent des objec­tifs EF ; cer­tains offrent une belle homo­gé­néi­té pour un tarif conte­nu et sup­por­te­raient sans doute très bien ce genre d’a­dap­ta­tion. Et cela ferait enfin un argu­ment sus­cep­tible d’in­té­res­ser les pos­ses­seurs de reflex aux EOS M, qui ne sont pas le plus gros suc­cès com­mer­cial de l’his­toire de Canon.

Reflex sur reflex

En voyant ce bre­vet pour la pre­mière fois, un cer­tain nombre d’ob­ser­va­teurs ont pen­sé qu’il visait à offrir bas­cule et décen­tre­ment à toutes les com­bi­nai­sons objec­tif-appa­reil. Ce n’est pas le cas, comme en témoigne le para­graphe 8 du brevet :

La lon­gueur sup­port-plan focal de l’ob­jec­tif inter­chan­geable est plus grande que la lon­gueur sup­port-plan focal du boî­tier pho­to­gra­phique. La lon­gueur de l’a­dap­ta­teur de la mon­ture côté objec­tif à la mon­ture côté appa­reil […] est infé­rieure ou égale à la dif­fé­rence entre la lon­gueur sup­port-plan focale de l’ob­jec­tif inter­chan­geable et la lon­gueur sup­port-plan focal du boî­tier photographique.

Un adap­ta­teur per­met­tant d’a­jou­ter bas­cule et décen­tre­ment à un objec­tif EF mon­té sur un reflex EOS serait-il conce­vable ? Oui, abso­lu­ment. Mais il fau­drait qu’il intègre un groupe optique pour ren­voyer l’i­mage de l’ob­jec­tif plus en arrière et la faire coïn­ci­der avec la nou­velle posi­tion du cap­teur. Les sys­tèmes les plus com­muns pour ce faire sont les mul­ti­pli­ca­teurs de focale, qui ont au pas­sage l’a­van­tage d’aug­men­ter le dia­mètre de l’i­mage pro­je­tée et donc de per­mettre les mou­ve­ments de décen­tre­ment même avec un cap­teur de même for­mat que l’op­tique ; mais ces sys­tèmes ont éga­le­ment un impact notable sur la qua­li­té d’i­mage, à moins d’être conçus spé­ci­fi­que­ment pour l’ob­jec­tif aux­quels ils seront asso­ciés. Ils font éga­le­ment beau­coup perdre en lumi­no­si­té et entraînent un res­ser­re­ment du champ (c’est même leur fonc­tion pre­mière), ce qui va à l’en­contre des prin­ci­paux buts des objec­tifs à bas­cule et décen­tre­ment : pho­to­gra­phier un angle rela­ti­ve­ment large, sans fuyantes, et gérer le plan de net­te­té pré­ci­sé­ment sans aug­men­ter la pro­fon­deur de champ.

Théo­ri­que­ment fai­sable, cette option est donc beau­coup moins inté­res­sante que celle qui consis­te­rait à pro­po­ser en alter­na­tive à un TS‑E 45 mm sur un EOS 5D Mk III (soit un total de plus de 4 000 €) un simple couple EF 28 mm + EOS M3 (1 100 €) uni par un adap­ta­teur à 200 ou 300 €. Certes, la qua­li­té de cet ensemble sera plus limi­tée, mais la dif­fé­rence tari­faire pour­rait faire réflé­chir plus d’un utilisateur…